Chez Saussure, la valeur d’un signe s’acquiert par contact avec les autres éléments du système lexical, de manière différentielle et oppositive. En d’autres termes, la valeur d’un signe est d’être ce que tous les autres ne sont pas. Par exemple, un chat est un félin qui n’est ni une panthère, ni un tigre, ni un lion…

Cette vision de la signification a entraîné des conséquences importantes pour la relation entre le langage et le monde. En effet, dans cette approche, la signification linguistique n’est tout simplement pas reliée au monde, car elle est définie de manière interne au système lexical d’une langue. Le principal argument avancé pour étayer cette thèse est que toutes les langues découpent la réalité à leur façon dans leur système lexical. Par exemple, en français, il n’existe qu’un seul mot pour désigner la viande de mouton et l’animal (mouton). En revanche, en anglais, deux mots distincts existent : l’animal est appelé sheep et la viande mutton. Ces différences entre les langues, qui sont nombreuses, semblent indiquer que la manière dont les langues découpent le monde est arbitraire. Par conséquent, la signification véhiculée par le langage semble être indépendante de la réalité. Cette thèse a donné lieu à un courant très influent durant toute la première moitié du XX siècle, appelé le relativisme linguistique.

Le relativisme linguistique a trouvé naissance aux États-Unis dans les travaux de l’anthropologue et linguiste Edward Sapir et de son étudiant Benjamin Lee Whorf, raison pour laquelle on y fait également référence comme l’hypothèse de Sapir et Whorf. La thèse principale du relativisme linguistique peut être résumée comme suit : ce sont les langues qui déterminent notre perception et notre catégorisation conceptuelle de la réalité via l’organisation interne de leur système lexical. En d’autres termes, la manière dont une langue représente la réalité conditionne la représentation que ses locuteurs s’en font.

Selon la thèse du relativisme, la pensée dépend du langage. Par conséquent, un locuteur ne pourrait pas concevoir un concept non lexicalisé dans sa langue maternelle (Ex. frère et sœur en français ; sibling en anglais ; geschwister en allemand).

Le relativisme linguistique a connu un succès retentissant durant près d’un demi-siècle, et certains des exemples classiques censés étayer cette théorie sont même passés dans la culture commune.

  Les termes de couleur

La thèse relativiste concernant les termes servant à désigner les couleurs consiste à dire que le spectre des couleurs est un continuum physique que chaque langue découpe arbitrairement. À titre d’exemple, comparons ci-dessous les termes de couleur en français, en shona (langue bantoue parlée dans la région du Zimbabwe) et en bassa (langue kroue parlée au Libéria).

                                       

                                                   Figure 1 : le classement des couleurs

On remarque que non seulement le nombre de couleurs varie (six en français contre trois en shona et deux en bassa) mais le découpage varie également.

Au vu de ces exemples, le découpage du spectre des couleurs proposé par chaque langue semble effectivement arbitraire. Pourtant, tel n’est pas le cas, comme l’ont démontré les psychologues

Brent Berlin et Paul Kay.

Berlin et Kay (1969) ont étudié les termes de couleur dans 98 langues, en se limitant aux couleurs de base, c’est-à-dire en français : noir, blanc, rouge, jaune, vert, bleu, brun, violet, rose, orange et gris. Dans leurs expériences, ils ont présenté à des sujets de différentes langues maternelles un tableau contenant 320 nuances de couleurs. Ils leur ont ensuite demandé de faire deux choses : premièrement montrer la nuance correspondant à la couleur focale (pure) et deuxièmement délimiter la zone de nuances correspondant à cette couleur sur la palette. Leurs résultats indiquent que des sujets de même langue maternelle tombent d’accord pour indiquer une couleur focale mais pas pour délimiter la zone de couleurs correspondant à un mot. En d’autres termes, les limites des tons correspondant à une couleur sont variables d’un locuteur à l’autre même lorsqu’ils partagent la même langue maternelle. La variabilité n’est donc pas entièrement dépendante de différences entre les langues.

Les termes de la neige chez les Inuits

Le second exemple connu de relativisme concerne le nombre élevé de mots servant à désigner la neige dans les langues des inuit[1] l’inuktitut. Selon la thèse relativiste, c’est l’existence de ces nombreux mots qui permet une perception plus fine des types de neige chez les locuteurs de l’inuit par rapport à des locuteurs d’autres langues. Ce raisonnement est incorrect pour deux raisons. Premièrement, l’estimation du nombre de mots existants en inuit est extrêmement variable et souvent largement exagérée. Selon les auteurs, le nombre de termes irait de 9 à plus de 400 (Pinker 1995). Selon les estimations les plus sérieuses, la réalité se trouve plus du côté inférieur que supérieur de l’estimation. En français, différentes expressions servent également à désigner les types de neige (soupepoudreusecarton, etc.). Mais indépendamment des chiffres exacts, la différence du nombre de mots ne confirme en aucun cas la thèse relativiste. Cette dernière prévoit en effet que c’est l’existence de différents termes pour désigner la neige qui permet aux Inuits de différencier les types de neige. Il semble plus probable au contraire que ce soit le fait de vivre dans un environnement où la neige occupe une place importante qui a conduit les populations d’Inuits à développer un vocabulaire pour les nommer. Selon cette explication, c’est à nouveau le système conceptuel et perceptuel qui influence le langage et non l’inverse.

Les termes désignant le bois

Prenons l’exemple du champ sémantique (ou domaine notionnel) du bois. Le français a les mots arbre, bois, forêt, l’allemand Baum, Holz, Wald, et le danois træ, skov. Mais la correspondance entre ces unités lexicales n’est pas terme à terme, comme le montre la figure suivante (Hjelmslev) :

 

      Figure 2 : les systèmes lexicaux du « bois »

Ce tableau montre que le découpage que la langue fait de la réalité n’est pas le même d’une langue à l’autre :

– le français et l’allemand découpent le bois en trois unités, alors que le danois opère un tel découpage à l’aide de deux unités ;

– le découpage à termes identiques (français-allemand) n’est pas le même, puisque certains bois (le sous-bois, une petite forêt) en français sont décrits en allemand par Wald, et non par Holz (qui décrit le matériau).

Le relativisme linguistique au XXIE siècle

Durant la deuxième moitié du xx siècle, la révolution chomskyenne en linguistique a eu pour conséquence d’enterrer du moins provisoirement le relativisme linguistique. Chomsky défend en effet une version universaliste du langage, selon laquelle toutes les langues du monde obéissent aux mêmes principes et la structure de chaque langue n’est qu’une variante de la grammaire universelle, qui est innée. Ainsi, bien que les mots de chaque langue soient arbitraires par nature, notre capacité de catégorisation est universelle.

 Actuellement, en linguistique, de nombreux linguistes ont adopté la thèse universaliste mais une version plus faible du relativisme revient à la mode. Si personne ne défend plus l’hypothèse d’un conditionnement total de la pensée par le langage, la nature exacte de l’influence du langage sur la pensée reste sujette à débat.

Quelques exemples de relativisme faible

Tout d’abord, le langage permet d’imposer un certain cadre de pensée par le choix des mots, ce qu’on appelle le framing[2] en sémantique cognitive (par exemple Lakoff 2004). Considérons par exemple la différence entre quelqu’un qui est décrit comme ordonné ou comme maniaque. Dans le premier cas, le qualificatif choisi conduit à une appréciation positive alors que le second est une critique ou appréciation dépréciative. Dans les faits, le choix des mots oriente bien souvent l’appréciation de la réalité. Raison pour laquelle, dans les discours argumentatifs, ces moyens linguistiques sont fréquemment utilisés pour convaincre. Par exemple, les défenseurs de la dernière guerre en Irak parlaient de libération du pays alors que les opposants décrivaient le même acte comme une invasion. On remarque cette fois encore que selon les termes choisis, le destinataire est conduit à considérer un acte comme étant positif ou négatif. En ce sens, on peut dire que le langage oriente mais ne conditionne certainement pas la pensée.

Un deuxième exemple d’influence du langage sur la pensée vient de l’observation que chaque langue force le locuteur à prêter attention à différents aspects de la réalité décrite. Par exemple, en français, chaque usage d’un verbe implique de transmettre une information sur le temps des actions décrites (passé, présent, futur). En revanche, dans d’autres langues comme le turc ou le coréen, chaque usage d’un verbe oblige le locuteur à donner une indication sur la source de cette information : elle peut être de première main, si le locuteur en a été le témoin direct, mais elle peut aussi être indirecte si le locuteur l’a apprise d’une tierce personne ou déduite par inférence. On parle d’information évidentielle[3] pour décrire ce type d’indication.


              Figure 3 : les marques évidentielles dans la langue turque


Dans la première forme geldi, le suffixe non marqué -di indique le passé. Dans la seconde forme gelmiş, le suffixe -miş indique également le passé, mais indirectement. Cette nuance peut être rendue en français par l'ajout d'un adverbe tel que manifestement, ou d'une expression comme pour autant que je sache. Le marqueur temporel direct -di est « neutre », dans le sens où il n'est pas précisé s'il existe ou non une preuve à l'appui de l'assertion.

De nombreux auteurs argumentent que le fait d’avoir à porter systématiquement attention à différents aspects de la réalité à cause de l’encodage qui en est fait dans sa langue maternelle les rend plus saillantes pour ces locuteurs par comparaison avec les locuteurs d’autres langues qui ne les encodent pas.

Un autre exemple de différence entre les langues largement débattu dans la littérature a trait à la manière de se représenter l’espace. Dans certaines langues comme le français, de nombreux points de référence varient selon la position du locuteur (à gauche, à droite, devant, etc.). Dans d’autres langues par contre, les points de référence spatiale utilisés sont fixes (vers la mer, vers la montagne, etc.). Certains auteurs pensent que les locuteurs de ces langues appliquent un raisonnement spatial différent de celui des locuteurs de langues comme le français.

Toutefois, dans le cas des marques évidentielles comme dans le cas de l’espace, les résultats des études sont controversés et la nature exacte des différences n’est pas clairement établie. Notamment, les études portant sur l’acquisition de l’évidentialité dans des langues avec ou sans morphèmes évidentiels n’ont jamais pu montrer de manière fiable que les enfants qui acquièrent une langue comme le turc ou le coréen ont un avantage cognitif par rapport aux enfants qui acquièrent une langue comme le français ou l’anglais lorsqu’il s’agit de raisonner non verbalement au sujet des sources de croyance. En d’autres termes, les différences dans les langues ne semblent pas avoir de répercussions cognitives profondes sur les locuteurs qui les parlent.


[1] Eskimo, esquimau

[2] Un frame est une structure conceptuelle permettant de reconstruire conceptuellement une situation de vie au moyen de connaissances acquises par l’expérience d’un individu au sein d’une communauté. Les frames, un outil d’analyse et de représentation des connaissances. Ex. Leila prend le bus à 7h30 pour aller à l’école.

[3] « médiatif » en français


Modifié le: samedi 21 octobre 2023, 16:45