Hjelmslev et lglossématique

Louis Trolle Hjelmslev (1899-1965) considère que, même après Ferdinand de Saussure, la linguistique, pétrie de tradition humaniste, accorde trop d’importance à des phénomènes non linguistiques (psychologiques, physiologiques, physiques, sociologiques ...). Ce qu’il propose est une linguistique qui ne tienne compte que des règles propres au fonctionnement interne d’une langue.

1 LE LINGUISTE

A Au-delà de Saussure

  • Intéressé dans un premier temps par la phonologie, dans le cadre de l’école linguistique de Copenhague, Hjelmslev se propose de faire une linguistique détachée de tout ce qui ne serait pas proprement linguistique, une linguistique dite immanente. Il consigne ses vues dans son ouvrage le plus important, Prolégomènes à une théorie du langage (1943).
  • Selon lui, la théorie linguistique doit servir, sur la base d’un nombre limité de règles, à décrire et à prédire n’importe quel énoncé dans n’importe quelle langue, existante ou non. À l’intérieur du système qu’est la langue, l’énoncé est vu comme un processus qui consiste en la combinaison d’éléments. Ces éléments entretiennent entre eux, et avec l’ensemble, des rapports de dépendance. Ce sont ces rapports de dépendance qui sont le véritable objet de la description scientifique. Ces rapports sont conçus comme des fonctions, au sens mathématique du terme, dans la mesure où l’on a deux variables, l’une influençant l’autre.

B Le signe, selon Hjelmslev

  • Hjelmslev définit la langue comme un système de signes. Le signe est une fonction dont les deux termes sont le contenu et l’expression. Il ne s’agit donc pas ici d’une définition psychologique du signe. Hjelmslev se souvient de la conception de Saussure selon laquelle la langue n’est pas une substance, mais une forme. Par forme, il faut entendre le réseau de relations entre les « pièces du jeu d’échecs ».
  • Après avoir rassemblé tous ces éléments, il propose de retenir deux termes : la forme du contenu et la forme de l’expression. En schéma, le signe devient :

   Signe  =  

Hjelmslev ne s’occupe pas de substance. Ni de la substance du contenu (qui correspondrait au référent dans le monde, par exemple, à l’objet ARBRE), ni de la substance de l’expression (qui correspondrait au son, au matériel phonique, dont traite la phonétique expérimentale, par exemple, les sons [arbr]). Il s’occupe essentiellement de la forme.

  • Forme du contenu : chaque langue impose une forme, est une espèce de filet que l’on jette sur la réalité (substance). Ce qui compte, c’est ce que les filets rapportent. Par exemple, le spectre des couleurs est dû au fait que les couleurs absorbent la lumière de manières différentes. Cependant, dans la réalité, il y a un continuum. Les langues fixent des limites dans ce continuum : là, c’est vert ; là, c’est rouge ... Mais elles ne le font pas toutes de la même manière. Ainsi, en latin, il y a deux termes pour dire blanc : a/bus et candidus. 
  • La forme du contenu est l’organisation du sens linguistique (par exemple, les parties du discours). On peut interpréter la substance du contenu, quant à elle, comme l’empreinte, dans le signe, du référent, c’est-à-dire la manière dont le réel emplit la forme du signe : le bois (ensemble d’arbres sur pied) est aussi le bois de ma porte (Prolégomènes, p. 76 ).
  • Les formes du contenu peuvent être divisées en éléments constitutifs plus petits : Hjelmslev les appelle les plérèmesPrenons une chaise. Si l’on considère la forme de l’objet, on peut la découper en éléments plus petits : le dossier, les pieds, l’assise ... Par la pensée, si l’on ajoute un plérème accoudoir, on obtient un fauteuil ; si l’on supprime le plérème dossier, on obtient un tabouret... Ces petits éléments, les plérèmes, constituent une forme de contenu par leur assemblage. Cette vision eut énormément de succès en sémantique componentielle (analyse sémique).
  • Forme de l’expression : la forme de l’expression correspond au signifiant saussurien. Elle se décompose également en éléments plus petits, que Hjelmslev appelle les cénèmesCeux-ci sont donc des équivalents des phonèmes. La forme de l’expression est ainsi mise en œuvre dans les règles syntagmatiques et paradigmatiques qui s’expriment dans une langue (oppositions phonologiques par exemple). La substance de l’expression est la substance phonique mise en œuvre par une langue (ce dont s’occupe par exemple la phonétique).
  • Hjelmslev donne un nom commun à plérèmes et cénèmes : les glossèmesLa glossématique a pour buts d’étudier les variations des cénèmes et les répercussions que de telles variations entraînent sur les plérèmes, et, inversement, d’étudier les variations des plérèmes et leurs répercussions sur les cénèmes.

2 QUELQUES AUTRES APPORTS DE HJELMSLEV

A/ Le métalangage

  • C’est à Hjelmslev que l’on doit la théorie du métalangage. Le métalangage est le langage qui permet de parler du langage.
  • Soit l’énoncé : Dans la phrase « Le roseau penche mais ne rompt pas », roseau est sujet. La deuxième utilisation du terme roseau parle de la première utilisation, ce qui permet de la qualifier, notamment d’un point de vue grammatical (en termes de fonction, de nombre de lettres ...). On se situe là à un niveau de langage différent de celui qui parle du monde.

B/ Le dépassement de l’opposition langue/parole

  • Hjelmslev a rebaptisé les termes de la dichotomie saussurienne. À langueil préfère schéma pour désigner la parole, le discours, il emploiera le terme usage.
  • Avec lui, on assiste à la naissance d’un terme nouveau, d’un moyen terme en fait entre le schéma et l’usage : il introduit la notion de normeen quelque sorte, parole collective. Il s’agit en fait d’une généralisation de l’usage. Cette norme aura une grande importance théorique et un fort impact sur le développement de la sociolinguistique (surtout aux États-Unis).

La pensée de Hjelmslev n’eut que peu de rayonnement hors du champ scandinave. Quelques théoriciens (Knud Togeby, Bernard Pottier) tenteront de l’appliquer au français, ce qui la fit connaître dans les pays francophones. Néanmoins, avec l’école de Prague, Hjelmslev constitue la base de l’influence européenne sur la linguistique américaine. Son interprétation du système et du signe a eu des répercussions sur le structuralisme, la sémantique et la sémiotique des années 60-70.


Modifié le: samedi 21 octobre 2023, 16:50