Dans les années 1970, la psychologue américaine Eleanor Rosch et son équipe ont repensé la question de la catégorisation, en proposant un modèle radicalement différent de celui des CNS. L’idée principale de Rosch est qu’un objet est catégorisé selon sa ressemblance avec un élément central de la catégorie, appelé son prototype. Ainsi, le prototype est le « meilleur exemplaire » de la catégorie, son élément le plus représentatif. Dans ce modèle, l’appartenance à une catégorie devient graduelle, avec certains éléments qui en sont plus représentatifs que d’autres. Il en découle logiquement que les frontières entre les catégories sont envisagées comme étant floues et flexibles. Par ailleurs, les membres d’une catégorie ne partagent plus qu’une partie de leurs propriétés, selon un principe de ressemblance de famille. Ainsi, dans une catégorie tout comme dans une famille de gens, tous les membres partagent une vague ressemblance avec les autres mais personne ne partage l’ensemble de ses propriétés avec tous les autres. Pour appartenir à une catégorie, il faut simplement qu’un élément ressemble au moins à un autre élément de la catégorie.

Dans le modèle du prototype, chaque catégorie possède des propriétés typiques, qui sont partagées par la majorité de ses membres. Par exemple, beaucoup de légumes sont verts et croquants à l’état cru. Le prototype est ainsi défini comme étant l’élément qui possède le plus de propriétés typiques de la catégorie. Il ressemble donc à un grand nombre d’autres membres de la catégorie. Afin de vérifier empiriquement l’existence des prototypes, Rosch et ses collègues (1978) ont réalisé une série d’expériences psychologiques. Dans l’une d’entre elles, on demandait à des sujets de donner quelques exemples d’une catégorie, et on vérifiait si les éléments les plus cités correspondaient bien aux prototypes attendus. Dans une autre expérience, on demandait aux sujets de classer des éléments d’une catégorie selon leur typicalité sur une échelle de 1 (meilleur) à 7 (mauvais). Des moyennes étaient ensuite calculées sur la base de l’ensemble des scores. Cette expérience a notamment montré que dans la catégorie des légumes, la carotte est l’élément le plus typique, que le football est un excellent exemple de sport et que le meurtre est le meilleur exemple de crime.

En résumé, toutes ces expériences tendent à indiquer que la notion de prototype est cognitivement fondée. D’une part, on note une forte corrélation entre les réponses des sujets et d’autre part ces derniers n’éprouvent aucune réticence ni difficulté à réaliser ce type de jugement. Ces expériences confirment également le caractère flou des catégories : plus un élément est typique, plus les avis sont unanimes. Pour les éléments les plus marginaux, comme par exemple la courge dans la catégorie des fruits ou la sangsue dans la catégorie des insectes, les avis divergent considérablement et les mêmes sujets changent souvent d’avis lorsque l’expérience est répétée.

Le prototype

Dans Sa version « standard », la théorie du prototype traite la catégorisation sous deux aspects : la dimension horizontale (structure interne aux catégories) et la dimension verticale (structuration entre catégories). Le premier aspect est le plus important.

-     Structure interne des catégories

Dans la sémantique du prototype, la structure interne des catégories ne repose plus, comme dans les CNS, sur les propriétés partagées mais sur le degré de ressemblance avec le meilleur exemple ou meilleur représentant de la catégorie, appelé prototype. Moineau sera un meilleur exemple de la catégorie oiseau qu’autruche ou poulet ; moineau (le prototype) est l’entité centrale autour de laquelle s’organise la catégorie, autruche ou poulet se situant à la périphérie de la catégorie. La catégorie ainsi conçue est un ensemble flou ; la sous-classe des autruches ou des poulets est « moins oiseau » que la sous-classe des moineaux.

Par suite d’une évolution théorique, la représentation du prototype change quelque peu ; le prototype perd son statut d’exemple concret pour être assimilé à une image mentale, abstraite, condensant un ensemble de propriétés ou attributs (proto-) typiques de la catégorie. Exemple : le trait /voler/ est un attribut prototypique de oiseau. Les membres d’une même catégorie ne sont donc pas tenus de partager tous les mêmes propriétés (tous les oiseaux ne volent pas). Ils sont liés par une ressemblance de famille. Les traits prototypiques de la catégorie sont déterminés par des tests auprès des usagers de la langue et s’appuient sur la fréquence. La catégorisation est donc rapportée à des processus cognitifs en raison du « principe d’appariement » au prototype qui est à la base de l’opération de catégorisation.

Le prototype est un concept de sémantique cognitive (autrement dit décrivant le fonctionnement et l’organisation de l’esprit humain). En mettant au premier plan les propriétés qui ne sont pas nécessaires mais qui sont typiques, la théorie du prototype offre ainsi un modèle de la catégorisation plus souple que celui des CNS. De plus, elle présente une vision positive du sens lexical ; car il ne s’agit plus d’indiquer les traits qui séparent une catégorie des autres (cas des définitions distinctives) mais d’énumérer les attributs positifs de la catégorie.

-     Hiérarchie verticale des catégories

À une structure interne des catégories correspond une hiérarchie verticale. Un objet peut être rangé dans des catégories différentes et être dénommé de différentes façons. Cette organisation verticale met en jeu les relations d’inclusion que les théories précédentes n’ignoraient pas (distinctions aristotéliciennes du genre et de l’espèce et relations d’hyponymie et d’hyperonymie). E. Rosch et al. distinguent trois niveaux : niveau superordonné (animal ou meuble) ; niveau de base (chien ou chaise) ; niveau subordonné (setter ou chaise pliante). Le prototype s’applique au niveau de base. Il est, en effet, impossible de choisir un prototype pour le superordonné animal qui rassemble des catégories trop disparates. Le niveau de base représente le niveau de dénomination le plus utilisé : on ne dira pas Il y a un animal dans la cour ou Il y a un setter dans la cour mais Il y a un chien dans la cour. Il est le niveau saillant du point de vue cognitif (perception d’une similarité globale et identification rapide).

Dans les deux dimensions, horizontale et verticale, le prototype fonctionne donc comme point de référence cognitif de la procédure de catégorisation.

Les limites du modèle

Cependant, la théorie du prototype rencontre également certaines difficultés importantes. Premièrement, la notion de ressemblance de famille est trop vague et permet des rapprochements inappropriés. Par exemple, les oiseaux et les hommes sont bipèdes, donc les hommes pourraient être des oiseaux. Ensuite, la notion même de prototype reçoit une définition circulaire. En effet, le prototype est défini comme étant l’élément qui rassemble le plus de propriétés typiques de la catégorie. Mais les propriétés typiques sont elles-mêmes définies comme étant celles du prototype. Finalement, toutes les catégories ne sont pas floues. Certaines catégories par exemple dans les domaines de la science ou du droit sont définies par des critères spécifiques et précis, qui peuvent être listés. En résumé, si le modèle des CNS semble trop rigide pour rendre compte de la catégorisation, le modèle du prototype ne semble pour sa part pas être suffisamment contraint.  L’enjeu consiste donc à trouver un moyen de conserver le caractère intuitif de la théorie du prototype tout en évitant ses problèmes. C’est ce que propose le philosophe américain Hilary Putnam avec son modèle du stéréotype.

آخر تعديل: Monday، 15 April 2024، 6:08 AM