Selon Putnam (1975), si certains des éléments d’une catégorie apparaissent comme étant plus typiques que les autres, c’est à la fois parce qu’ils satisfont toutes les CNS de la catégorie, et parce qu’ils correspondent à un certain « stéréotype » de cette catégorie. Selon cette théorie, la catégorisation se fait selon deux types de conditions : les CNS d’une part et des conditions justifiées par leur fréquence d’autre part. Par exemple, dans la catégorie des oiseaux, les CNS incluent des propriétés comme être ovipares et avoir des ailes et les conditions fréquentes incluent le fait de voler et de construire un nid. Le stéréotype se définit comme l’ensemble des connaissances qu’un individu non expert a d’un objet. Ainsi, cette théorie est la première à prendre en compte le rôle du niveau de connaissance d’un locuteur dans le processus de catégorisation. Ce ne sont notamment que les sujets experts qui savent faire la différence, pour une catégorie donnée, entre les CNS et les autres conditions. Pour le reste des locuteurs, ces deux éléments se confondent.

L’intérêt principal de la théorie du stéréotype est de regrouper les points forts des deux théories précédentes. La précision des CNS est conservée, mais le caractère flou des catégories peut tout de même s’expliquer par le biais des conditions de fréquence. En effet, les éléments qui ne réalisent pas ces conditions, par exemple le pingouin qui ne vole pas, apparaissent en marge des catégories. Cette théorie permet également d’expliquer les différences de catégorisation entre les individus, en fonction de leur niveau d’expertise et de leur milieu socioculturel. Par exemple, la catégorie des fruits diffère sensiblement entre un locuteur non spécialiste et un botaniste. De la même manière, ce qui constitue un fruit typique change selon l’endroit du globe où l’on se trouve.

Le stéréotype

Critique à l’égard des théories traditionnelles de la signification, le philosophe H. Putnam introduit la notion de stéréotype pour décrire la signification des noms d’espèces naturelles et d’artefacts. Le stéréotype – il s’agit ici d’une acception technique dénuée de la péjoration habituellement attachée à ce mot – est « la description d’un membre normal » de la classe naturelle, présentant les caractéristiques qui lui sont associées. Ces propriétés peuvent être vraies ou fausses (éléments de croyance, représentations culturelles). H. Putnam développe, entre autres, l’exemple de citron. Le stéréotype de citron comprend les traits /peau jaune/, /goût acidulé/, etc. ; le trait /peau jaune/, décrivant un citron typique, ne sera pas vrai pour les membres atypiques (un citron encore vert, qui est cependant toujours un citron, ou la sous-catégorie des citrons verts). Le stéréotype est donc une idée conventionnelle, parfois inexacte, qui correspond à l’image sociale partagée de l’unité lexicale.

Il y a une correspondance entre le stéréotype et le prototype puisqu’ils rassemblent également les traits centraux de la catégorie (les données sémantiques saillantes) et décrivent positivement (c’est-à-dire de manière non différentielle) le contenu du sens lexical. Les perspectives, cependant, diffèrent ; le stéréotype décrit les conventions sociales et relève d’une théorie sociolinguistique tandis que le prototype décrit l’organisation cognitive des catégories et relève d’une théorie psycholinguistique. Mais, dans la majorité des cas, stéréotypes et prototypes coïncident, les données sémantiques les plus importantes du point de vue social étant aussi les plus importantes du point de vue cognitif. Il en va ainsi du trait /voler/, partie du stéréotype de oiseau et attribut prototypique de la catégorie oiseau.

Toutefois, l’assimilation des deux théories risque de masquer la spécificité du stéréotype. Pour H. Putnam, le stéréotype sert davantage à transmettre l’usage effectif du mot qu’à en donner la signification. Il s’inscrit dans une dimension pragmatique de l’acquisition des mots, la même qui caractérise le dictionnaire.

H. Putnam développe, à ce sujet, l’hypothèse sociolinguistique de la « division sociale du travail linguistique ». Les stéréotypes s’opposent aux connaissances spécialisées détenues par les experts (aux définitions savantes en quelque sorte). Seules celles-ci décrivent véritablement l’extension fixe de la catégorie (par exemple, H2O pour l’eau alors que le stéréotype d’eau est composé des traits :

/sans couleur/, /transparente/, /sans goût/, /étanche la soif/, etc.).

 

Stéréotype et définition lexicographique

Le stéréotype correspond davantage à la pratique lexicographique que ne le fait la représentation du sens procédant selon la définition par inclusion. En effet, la définition du dictionnaire, loin de se conformer à l’idéal de la définition « suffisante », fournit un ensemble de propriétés du référent plus riche que l’ensemble des CNS. Cette définition, dite hyperspécifique dans le modèle de la définition par inclusion, vise à donner une « représentation effective » de la catégorie. Ainsi la définition de oiseau du PR comprend le trait /voler/ dont on a vu qu’il était inégalement partagé par les membres de la catégorie (et donc non nécessaire).

La définition de corbeau du TLF :

corbeau : grand oiseau (passereaux) au plumage noir, au bec fort et légèrement recourbé, réputé charognard

Comprend des traits descriptifs et un trait culturel (« réputé charognard ») qui font le portrait stéréotypique du corbeau. Mais les dictionnaires ne décrivent pas les stéréotypes de façon uniforme ; ainsi pour le PR (2009), corbeau a le trait /souvent agressif/ ; en outre, les traits à vocation stéréotypique étant, par nature, non limités se dispersent dans le texte lexicographique entre définition, expressions, exemples.

Par ailleurs, d’une époque à une autre, les représentations culturelles changent. En témoigne cette définition extraite du dictionnaire de Pierre Richelet (1626-1698) :

chat : animal très connu […] qui a les yeux étincelants, qui est fin, qui vit de souris et de toute sorte de chair ; qui hait les rats, les souris, les chiens, les aigles, les serpents et l’herbe que l’on appelle la rue ;

et cet exemple pour le mot tigre proposé dans le Petit Larousse illustré de 1906 à 1958 :

Le tigre est cruel sans nécessité.

Proches du lieu commun, les traits stéréotypiques offrent une connaissance sémantique moyenne dans laquelle la frontière entre les contenus linguistiques et les connaissances encyclopédiques est incertaine.

Stéréotype et phraséologie

Les traits liés aux stéréotypes sont diversement actualisés dans la langue. Les emplois métaphoriques lexicalisés et la phraséologie – on entend, par phraséologie, l’ensemble des expressions, collocations, locutions – mettent en évidence certains éléments des stéréotypes associés aux noms d’espèces naturelles.

Les sens métaphoriques de corbeau, « homme avide et sans scrupule » et « auteur de lettres anonymes », se rattachent au trait stéréotypique /charognard/.

Le stéréotype associé à oiseau est particulièrement productif en français. Le trait /vole/ motive l’expression à vol d’oiseau ; les comparaisons figées telles que manger comme un oiseau ou comme un moineau (l’oiseau passe pour être frugal, ce qui est dénué de vérité scientifique), être comme un oiseau sur la branche (« dans une situation précaire ») expriment le plus haut degré d’une des propriétés typiques de ‘oiseau’.

La stéréotypie diffère d’une civilisation à l’autre ; ainsi le stéréotype associé à serpent dans la culture occidentale est fort différent de celui de la culture asiatique. D’une langue à l’autre, la phraséologie ne retient pas les mêmes traits.

Les limites du modèle

Les critiques principales adressées par les linguistes aux approches du sens lexical menées dans le cadre de la théorie du stéréotype sont les suivantes :

-        Elle ne représente pas un modèle universel de description du sens lexical. Ce modèle fonctionne mieux pour certaines catégories comme les noms d’espèces naturelles et d’artefacts (par ex., tasse) que pour d’autres.

-        Elle ne remet pas véritablement en cause l’analyse du sens en traits, puisque les propriétés typiques se substituent aux CNS. La définition et la hiérarchisation de ces traits – s’ordonnant selon un degré plus ou moins fort de centralité – dépendent de critères statistiques dont on peut contester la validité.

-        L’accent est mis sur la souplesse et la flexibilité du modèle au détriment d’une certaine rigueur méthodologique. Il s’agit d’une sémantique référentielle globale intégrant les données sociales et psycholinguistiques. La dimension pragmatique de ce modèle explique son succès.

Modifié le: lundi 15 avril 2024, 06:08