4. L’analyse sémique ou componentielle

(D’après Alise Lehmann, Françoise Martin-Berthet)

Contrairement aux modèles précédents, l’analyse sémique ne se place pas sur le terrain de la référence. Elle a une visée strictement « linguistique » en développant une approche du sens intralinguistique et différentielle. Cette conception, selon laquelle le sens d’un mot dépend de ses relations avec d’autres termes, est fondée sur la notion de valeur telle qu’elle est définie par Saussure : « La langue est un système dont tous les termes sont solidaires et où la valeur de l’un ne résulte que de la présence simultanée de l’autre » (p.159) ;

« […] les concepts sont purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leur rapport avec les autres termes du système. Leur plus exacte caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas » (p. 162) ;

[…] « dans la langue, il n’y a que des différences. […] Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système » (p. 166).

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, deuxième partie, chap. 4 « La valeur ».

 L’analyse sémique s’est développée à la fin des années soixante. À cette période du structuralisme, les linguistes ont songé à appliquer au sens les méthodes de l’analyse phonologique, en postulant l’existence du principe d’isomorphisme, c’est-à-dire d’une analogie de structure entre le plan de l’expression (les signifiants) et le plan du contenu (les signifiés). De la même manière que le phonologue décrit le système des oppositions phonologiques, le sémanticien est conduit à différencier, au sein d’un ensemble lexical donné, les sens des mots les uns par rapport aux autres en procédant à l’analyse du signifié en traits distinctifs.

Ces traits reçoivent diverses appellations : sèmes (de là, le terme d’analyse sémique), composants (en anglais components, ce qui explique le terme d’analyse componentielle) ou traits sémantiques.

Les concepts et les méthodes de l’analyse sémique

Sème et sémème : la substance sémantique d’un mot est comparable à la substance phonologique d’un phonème (principe de l’isomorphisme). Elle est constituée d’un faisceau de traits distinctifs de signification appelés sèmes. Le sémème est l’ensemble de sèmes caractérisant un mot (ou, dans le cas d’un terme polysémique, une acception d’un mot). Il se représente de la façon suivante :

Sémème = {sème1, sème2…, sèmen}.

Ainsi, le sémème de femme est composé des sèmes /humain/, /non mâle/, /adulte/ ; il s’oppose au sémème de fille comportant les sèmes

/humain/, /non mâle/, / non adulte/. Le sème /adulte/ est un trait distinctif dans ce couple de mots.

 Archisémème et archilexème : l’analyse sémique (dans sa version européenne) s’applique à une série de mots appartenant à un micro- ensemble lexical (champ lexical). Cet ensemble de nature paradigmatique est composé d’unités lexicales qui partagent une zone commune de signification (il n’y a, en effet, guère d’intérêt à opposer un lapin à un flacon).

Lorsque l’on compare un ensemble de sémèmes entre eux, l’on peut observer qu’ils ont certains sèmes en commun. L’archisémème désigne l’ensemble des sèmes communs à plusieurs sémèmes, c’est-à-dire leur intersection (dans le cas des sémèmes de femme et de fille, /humain/ et/non mâle/). À cet archisémème ne correspond aucun mot en français. Mais il peut arriver que l’archisémème ait une réalisation lexicale ; dans ce cas, celui-ci prend le nom d’archilexème (par ex. siège, équivalent lexical du sème /pour s’asseoir/.

L’exemple des noms de sièges

 B. Pottier a illustré les méthodes de l’analyse sémique (perspective onomasiologique) dans sa célèbre analyse de l’ensemble des sièges. Cet exemple est un archétype et ne peut être ignoré.

 

 

S1

pour s’asseoir

S2

sur pieds

S3

pour une personne

S4

avec dossier

S5

avec bras

S6

en matériau rigide

siège

+

Ø

Ø

Ø

Ø

Ø

chaise

+

+

+

+

-

+

fauteuil

+

+

+

+

+

+

tabouret

+

+

+

-

-

+

canapé

+

+

-

(+)

(+)

+

pouf

+

-

+

-

-

-

 

À l’aide de six sèmes, B. Pottier oppose les sémèmes des cinq mots choisis. Chaque mot a un contenu sémantique différent (porté sur la ligne horizontale). 

Sémème de chaise = {s1, s2, s3, s4, s6} Sémème de fauteuil = {s1, s2, s3, s4, s5, s6}

Sémème de canapé = {s1, s2, s6} avec parfois s4 et s5, de là le signe (+).

On remarque que, si l’on ajoute s5 au sémème de chaise, on aboutit au sémème de fauteuil. La différenciation entre les différents sémèmes étant réalisée, l’analyse sémique a atteint son objectif. Si l’on ajoutait à l’ensemble lexical un autre mot, soit par exemple chaise longue, il faudrait modifier la grille, ajouter d’autres sèmes (par exemple, sème7 /pliable/), voire réorganiser, en fonction de cet ajout, d’autres oppositions. L’archisémème de cet ensemble est constitué du sème1 /pour s’asseoir/, siège est l’archilexème qui lui correspond.

Les sèmes sont des composants sémantiques. De là, la nécessité de signes démarcatifs (guillemets, crochets, barres obliques). On préférera les barres obliques car il faut distinguer clairement les niveaux : humain représente le mot, « humain » le signifié du mot, et /humain/ le sème.

 Dans cette analyse, le calcul du sens des mots se fait par addition des sèmes réalisés. Par exemple, un canapé est fait pour s’asseoir, il a des pieds, un dossier et des bras (accoudoirs), et est en matériau rigide. Dans cette classification, le sème [pour s’asseoir] est le plus générique, car il s’applique à l’ensemble des mots du champ lexical. De même, le mot siège est le plus général, car il est le seul à réaliser le sème [pour s’asseoir]. En d’autres termes, tous les autres mots désignent des types de sièges. Nous dirons que siège est l’hyperonyme et que les autres mots sont ses hyponymes.

 Analyse sémique et définition par inclusion

À première vue, il y a des ressemblances. Il s’agit, dans les deux cas, d’une définition du sémème en termes de traits (définition en intension). L’incluant (ou hyperonyme) est l’équivalent de l’archilexème, réalisation langagière de l’archisémème. Citons à nouveau la définition de fauteuil

du PR fauteuil : siège à dossier et à bras, à une seule place.

L’incluant siège est l’archilexème et les traits spécifiques correspondent ici aux sèmes. La définition par inclusion implique donc une comparaison implicite avec d’autres signes alors que dans l’analyse sémique la comparaison est explicite. De plus, tout comme le sémanticien veille à séparer les sèmes distinctifs des sèmes plus ou moins virtuels, celui qui pratique la définition par inclusion tente de faire le partage entre les traits spécifiques et les traits encyclopédiques. Mais là s’arrête le parallélisme car les deux procédures diffèrent dans leurs objectifs et leurs méthodes.

L’analyse sémique a une optique différentielle (c’est-à-dire contrastive) : elle vise à dégager les oppositions entre sémèmes d’un ensemble lexical clos. Ainsi taxi est confronté à voiture, autobus autocar, métro, train, avion, moto, bicyclette pour être « interdéfini » par les sèmes suivants : /transport de personnes/, /sur terre/, /payant/, /4 à 6 personnes/ et, facultativement, /individuel/ et /intra-urbain/. Le lexicographe, en revanche, qui recourt à la définition par inclusion, définit le ou les sémèmes d’un mot de façon autonome. Taxi est ainsi défini dans le PR (2013) :

taxi : voiture automobile de place, munie d’un compteur qui indique le prix de la course. Les limites du modèle

Les limites du modèle

L’analyse sémique rencontre par ailleurs un certain nombre de limites plus sérieuses pour la décomposition du sens. Cette analyse ne permet pas de rendre compte du sens d’un mot comme acheter, qui implique à la fois qu’on achète quelque chose et qu’on achète cette chose à quelqu’un. En effet, une représentation du type acheter [+chose] [+quelqu’un] ne rend pas compte de la relation qui existe entre ces deux arguments. Par ailleurs, les traits ne peuvent imposer de conditions que sur les référents mais pas sur leurs arguments. Par exemple, un mot comme jupe a les traits [+vêtement] et [+féminin].

Toutefois, ce n’est pas la jupe elle-même qui est féminine, mais la personne qui la porte. Cette contrainte ne peut pas être représentée par une analyse sémique. Enfin, certains éléments définitoires importants ne sont pas représentés dans l’analyse des sèmes, parce qu’ils ne servent pas à différencier un mot par rapport aux autres au sein d’un champ lexical. Pour toutes ces raisons, la plupart des modèles contemporains de décomposition du sens lexical ont abandonné ce type d’analyse au profit d’autres recherches.

En dépit d’une critique de la sémantique structurale, l’apport théorique et méthodologique de la sémantique componentielle reste important. Les concepts de sème, de sémème et d’archisémème sont des concepts fondamentaux, largement utilisés, libres du lien avec le modèle structural. La comparaison entre sémèmes s’applique à de nombreux domaines de la sémantique lexicale (relations sémantiques, polysémie).

Conclusion 

 Les trois représentations du sens lexical portent tout particulièrement sur le substantif, qui a une relative capacité dénotative autonome. La théorie liée à la définition (1.), la sémantique du prototype et celle du stéréotype (2. et 3.) privilégient, conformément aux traditions de la logique et de la philosophie du langage, une conception référentialiste du sens. Dans sa version européenne, l’analyse componentielle (4.) prône, à la suite de Saussure, une approche différentielle du sens, envisageant la relation de signification (rapports entre sémèmes) dégagée de la référence.

Les trois modèles de conception référentialiste s’accordent sur l’existence d’un sens stable, conventionnel, de l’unité linguistique que l’on peut décrire en termes de traits.


Last modified: Monday, 29 April 2024, 6:29 AM