Discours, énoncé, texte

1.1    Les emplois usuels de la notion de discours

Dans l’usage courant, on parle de « discours » pour des énoncés solennels (« le président a fait un discours »), ou péjorativement pour des paroles sans effet (« tout ça, c’est des discours »). Ce terme peut également désigner n’importe quel usage restreint de la langue : « le discours islamiste », « le discours politique », « le discours de l’administration », « le discours polémique », « le discours des jeunes » … Dans cet emploi, « discours » est constamment ambigu car il peut désigner aussi bien le système qui permet de produire un ensemble de textes que cet ensemble lui-même : le « discours communiste », c’est aussi bien l’ensemble des textes produits par les communistes que le système qui permet de les produire.

Un certain nombre de locuteurs connaissent aussi une distinction qui provient de la linguistique, celle entre « discours » et « récit » (ou « histoire »). Cette distinction empruntée à Émile Benveniste est en effet largement répandue dans l’enseignement secondaire. Elle oppose un type d’énonciation ancré dans la situation d’énonciation (par exemple, « Tu viendras demain ») à un autre, coupé de la situation d’énonciation (par exemple, « César attaqua les ennemis et les mit en déroute »).

1.2    Dans les sciences du langage

Aujourd’hui on voit proliférer le terme « discours » dans les sciences du langage. Il s’emploie aussi bien au singulier (« le domaine du discours », « l’analyse du discours » …) qu’au pluriel (« chaque discours est particulier », « les discours s’inscrivent dans des contextes » …), selon qu’il réfère à l’activité verbale en général ou à chaque événement de parole.

Cette notion de « discours » est tellement utilisée parce qu’elle est le symptôme d’une modification dans notre façon de concevoir le langage. Pour une bonne part, cette modification résulte de l’influence de divers courants des sciences humaines qu’on regroupe souvent sous l’étiquette de pragmatique. Davantage qu’une doctrine, la pragmatique constitue en effet une certaine manière d’appréhender la communication verbale. En utilisant le terme « discours », c’est à ce mode d’appréhension que l’on renvoie implicitement.

2.   Quelques traits essentiels

2.1    Le discours est une organisation au-delà de la phrase

Cela ne veut pas dire que tout discours se manifeste par des suites de mots qui sont nécessairement de taille supérieure à la phrase, mais qu’il mobilise des structures d’un autre ordre que celles de la phrase. Un proverbe ou une interdiction comme « Ne pas fumer » sont des discours, ils forment une unité complète même s’ils ne sont constitués que d’une phrase unique. Les discours, quand ils sont des unités transphrastiques, sont soumis à des règles d’organisation en vigueur dans un groupe social déterminé : règles qui gouvernent un récit, un dialogue, une argumentation…, règles portant sur le plan de texte (un fait divers ne se laisse pas découper comme une dissertation ou un mode d’emploi…), sur la longueur de l’énoncé, etc.

2.2    Le discours est orienté

Il est « orienté » non seulement parce qu’il est conçu en fonction d’une visée du locuteur, mais aussi parce qu’il se développe dans le temps, de manière linéaire. Le discours se construit en effet en fonction d’une fin, il est censé aller quelque part. Mais il peut dévier en cours de route (digressions…), revenir à sa direction initiale, changer de direction, etc. Sa linéarité se manifeste souvent à travers par un jeu d’anticipations (« on va voir que… », « j’y reviendrai » …) ou de retours en arrière (« ou plutôt… », « j’aurais dû dire… ») ; tout cela constitue un véritable « guidage » de sa parole par le locuteur. On notera que les commentaires du locuteur sur sa propre parole se glissent dans le fil du texte bien qu’ils ne soient pas placés au même niveau : « Paul se trouve, si l’on peut dire, sur la paille », « Rosalie (quel nom !) aime Alfred » … Ici les fragments en italique portent sur ce qui les entoure alors qu’ils apparaissent insérés dans la phrase.

Ce développement linéaire se déploie dans des conditions différentes selon que l’énoncé est tenu par un seul énonciateur qui le contrôle de bout en bout (énoncé monologal, par exemple dans un livre) ou qu’il s’inscrit dans une interaction où il peut être interrompu ou dévié à tout instant par l’interlocuteur (énoncé dialogal). Dans les situations d’interaction orale il arrive en effet constamment que les mots « échappent », qu’il faille les rattraper, les préciser, etc., en fonction des réactions d’autrui.

2.3    Le discours est une forme d’action

Parler est une forme d’action sur autrui et pas seulement comme une représentation du monde. La problématique des « actes de langage » (ou « actes de parole », ou encore « actes de discours ») développée à partir des années 1960 par des philosophes comme J. L. Austin (Quand dire c’est faire, 1962), puis J. R. Searle (Les Actes de langage, 1969) a montré que toute énonciation constitue un acte (promettre, suggérer, affirmer, interroger…) qui vise à modifier une situation. À un niveau supérieur, ces actes élémentaires s’intègrent eux-mêmes dans des discours d’un genre déterminé (un tract, une consultation médicale, un journal télévisé…) qui visent à produire une modification sur des destinataires. Au-delà, l’activité verbale est elle-même en relation avec les activités non verbales.

2.4    Le discours est interactif

Cette activité verbale est en fait une interactivité qui engage deux partenaires, dont la trace dans les énoncés est le couple JE-TU de l’échange verbal. La manifestation la plus évidente de l’interactivité est l’interaction orale, la conversation, où les deux locuteurs coordonnent leurs énonciations, énoncent en fonction de l’attitude de l’autre et perçoivent immédiatement l’effet qu’ont sur lui leurs paroles.

Mais à côté des conversations il existe de nombreuses formes d’oralité qui ne semblent guère « interactives » ; c’est le cas par exemple d’un conférencier, d’un animateur de radio, etc. C’est encore plus net à l’écrit, où le destinataire n’est même pas présent : peut-on encore parler d’interactivité ?

Pour certains, la manière la plus simple de maintenir quand même le principe que le discours est foncièrement interactif, ce serait de considérer que l’échange oral constitue l’emploi « authentique » du langage et que les autres formes d’énonciation sont des usages en quelque sorte dégradés de la parole.

Mais il nous paraît préférable de ne pas confondre l’interactivité fondamentale du discours avec l’interaction orale. Toute énonciation, même produite sans la présence d’un destinataire, est en fait prise dans une interactivité constitutive (on parle aussi de dialogisme), elle est un échange, explicite ou implicite, avec d’autres énonciateurs, virtuels ou réels, elle suppose toujours la présence d’une autre instance d’énonciation à laquelle s’adresse l’énonciateur et par rapport à laquelle il construit son propre discours. Dans cette perspective, la conversation n’est pas considérée comme le discours par excellence, mais seulement comme un des modes de manifestation – même s’il est sans nul doute le plus important – de l’interactivité foncière du discours.

Si l’on admet que le discours est interactif, qu’il mobilise deux partenaires, il devient difficile de nommer « destinataire » l’interlocuteur car on a l’impression que l’énonciation va en sens unique, qu’elle n’est que l’expression de la pensée d’un locuteur qui s’adresse à un destinataire passif. C’est pourquoi, suivant en cela le linguiste Antoine Culioli, nous ne parlerons plus de « destinataire » mais de co-énonciateur. Employé au pluriel et sans trait d’union, coénonciateurs désignera les deux partenaires du discours.

2.5    Le discours est contextualisé

On ne dira pas que le discours intervient dans un contexte, comme si le contexte n’était qu’un cadre, un décor ; en fait, il n’y a de discours que contextualisé. On sait qu’on ne peut véritablement assigner un sens à un énoncé hors contexte ; le « même » énoncé dans deux lieux distincts correspond à deux discours distincts. En outre, le discours contribue à définir son contexte, qu’il peut modifier en cours d’énonciation. Par exemple, deux coénonciateurs peuvent converser d’égal à égal, d’ami à ami, et après avoir conversé quelques minutes établir entre eux de nouvelles relations (l’un des deux peut adopter le statut de médecin, l’autre de patient, etc.).

2.6    Le discours est pris en charge par un sujet

Le discours n’est discours que s’il est rapporté à un sujet, un JE, qui à la fois se pose comme source des repérages personnels, temporels, spatiaux et indique quelle attitude il adopte à l’égard de ce qu’il dit et de son co-énonciateur (phénomène de « modalisation »). Il indique en particulier qui est le responsable de ce qu’il dit : un énoncé très élémentaire comme « Il pleut » est posé comme vrai par l’énonciateur, qui donne pour son responsable, le garant de sa vérité. Mais cet énonciateur aurait pu moduler son degré d’adhésion (« Peut-être qu’il pleut »), en attribuer la responsabilité à quelqu’un d’autre (« Selon Paul il pleut »), commenter sa propre parole (« Franchement, il pleut »), etc. Il pourrait même montrer au co-énonciateur qu’il feint seulement de l’assumer (cas des énonciations ironiques).

 

2.7    Le discours est régi par des normes

L’activité verbale s’inscrit dans une vaste institution de parole : comme tout comportement, elle est régie par des normes. Chaque acte de langage implique lui-même des normes particulières ; un acte aussi simple en apparence que la question, par exemple, implique que le locuteur ignore la réponse, que cette réponse a quelque intérêt pour lui, qu’il croit que son co-énonciateur peut la donner… Plus fondamentalement, tout acte d’énonciation ne peut se poser sans justifier d’une manière ou d’une autre son droit à se présenter tel qu’il se présente. Travail de légitimation qui ne fait qu’un avec l’exercice de la parole

2.8    Le discours est pris dans un interdiscours

Le discours ne prend sens qu’à l’intérieur d’un univers d’autres discours à travers lequel il doit se frayer un chemin. Pour interpréter le moindre énoncé, il faut le mettre en relation avec toutes sortes d’autres, que l’on commente, parodie, cite… Chaque genre de discours a sa manière de gérer la multiplicité des relations interdiscursives. Le seul fait de ranger un discours dans un genre (la conférence, le journal télévisé…) implique qu’on le mette en relation avec l’ensemble illimité des autres discours du même genre.

3.   Énoncé et texte

Pour désigner les productions verbales, les linguistes ne disposent pas seulement de « discours », ils recourent aussi à énoncé et texte, qui reçoivent des définitions diverses. On donne en effet à « énoncé » diverses valeurs, selon les oppositions dans lesquelles on le fait entrer :

- on l’oppose à énonciation comme le produit à l’acte de production ; dans cette perspective l’énoncé est la trace verbale de cet événement qu’est l’énonciation. Ici la taille de l’énoncé n’a aucune importance : il peut s’agir de quelques mots ou d’un livre entier. Cette définition de l’énoncé est universellement acceptée ;

- certains linguistes définissent l’énoncé comme l’unité élémentaire de la communication verbale, une suite douée de sens et syntaxiquement complète : ainsi, « Léon est malade », « Oh ! », « Quelle fille ! »,

« Paul ! », etc., seront autant d’énoncés de types distincts ;

- d’autres opposent la phrase, qui est considérée hors de tout contexte, à la multitude d’énoncés qui lui correspondent selon la variété des contextes où cette phrase peut figurer. Ainsi l’exemple, « Ne pas fumer », est-il une phrase si on l’envisage en dehors de tout contexte particulier et un énoncé s’il est inscrit dans tel contexte : écrit en majuscules rouges à tel endroit de la salle d’attente de tel hôpital, il constitue un « énoncé », inscrit à la peinture sur le mur d’une maison, il constitue un autre « énoncé », et ainsi de suite ;

- on emploie aussi « énoncé » pour désigner une séquence verbale qui forme une unité de communication complète relevant d’un genre de discours déterminé : un bulletin météorologique, un roman, un article de journal, etc., sont alors autant d’énoncés. Il existe des énoncés très courts (graffitis, proverbes…), d’autres très longs (une tragédie, une conférence…). Un énoncé est rapporté à la visée communicative de son genre de discours (un journal télévisé vise à informer de l’actualité, une publicité à persuader un consommateur, etc.). Ici « énoncé » possède donc une valeur à peu près équivalente à celle de « texte »;

- « texte » s’emploie également avec une valeur plus précise, quand il s’agit d’appréhender l’énoncé comme formant un tout, comme constituant une totalité cohérente. La branche de la linguistique qui étudie cette cohérence s’appelle précisément linguistique textuelle. On a tendance à parler de « texte » pour des productions verbales orales ou écrites qui sont structurées de manière à durer, à être répétées, à circuler loin de leur contexte originel. C’est pourquoi dans l’usage courant on parle plutôt de « textes littéraires », de « textes juridiques », et l’on répugne à parler de « texte » pour une conversation.

Un texte n’est pas nécessairement produit par un seul locuteur. Dans un débat, une conversation…, il se présente comme distribué entre plusieurs locuteurs. Les locuteurs peuvent aussi être hiérarchisés, quand il y a « discours rapporté », c’est-à-dire quand un locuteur inclut dans ses propos ceux d’un autre locuteur. Cette diversité de voix est déjà une première forme d’hétérogénéité des textes. Autre forme d’hétérogénéité : dans un même texte il y a souvent association de signes linguistiques et de signes iconiques (photos, dessins…). En outre, la diversification des techniques d’enregistrement et de restitution de l’image et du son est en train de modifier considérablement la représentation traditionnelle du texte : ce n’est plus seulement un ensemble de signes sur une page, ce peut être un film, un enregistrement sur bande magnétique, un logiciel sur une disquette, un mélange de signes verbaux, musicaux et d’images sur un cédérom…


Modifié le: lundi 3 février 2025, 23:36