La situation d’énonciation, entre langue et discours
Les théories de l’énonciation linguistique accordent une place essentielle à la réflexivité[1] de l’activité verbale, et en particulier aux coordonnées qu’implique chaque acte d’énonciation : coordonnées personnelles, spatiales et temporelles, sur lesquelles s’appuie la référence de type déictique. De son côté, la sémantique, fortement marquée par les courants pragmatiques, met l’accent sur le rôle du contexte dans le processus interprétatif, sur la contextualité radicale du sens.
Avec l’apparition de disciplines qui prennent en charge le « discours » - particulièrement l’analyse du discours ou l’analyse conversationnelle – bon nombre de chercheurs en sciences du langage portent une extrême attention aux genres de discours, c’est-à-dire aux institutions de parole à travers lesquelles s’opère l’articulation des textes et des situations où ils apparaissent. Les trois perspectives – celles des théories de l’énonciation, de la sémantique, des disciplines du discours - interfèrent constamment, et l’on comprend que des notions comme « situation d’énonciation », « situation de communication », « contexte » … tendent à se mêler de manière le plus souvent incontrôlée.
1. Le plan de l’énoncé
1.1. La situation d’énonciation
« La notion de « situation d’énonciation » prête à équivoque dans la mesure où l’on est tenté d’interpréter cette « situation » comme l’environnement physique ou social dans lequel se trouvent les interlocuteurs. »
« il s’agit d’un système de coordonnées abstraites, purement linguistiques, qui rendent tout énoncé possible en lui faisant réfléchir sa propre activité énonciative. »
- La position d’énonciateur est le point initial des coordonnées énonciatives, le repère de la référence mais aussi de la prise en charge modale. En français le pronom autonome JE en est le marqueur de la coïncidence entre énonciateur et position de sujet syntaxique.
- Entre l’énonciateur et le co-énonciateur (dont le marqueur est TU en français) il existe une relation de « différence », d’altérité. En effet, ces deux pôles de l’énonciation sont à la fois solidaires et opposés sur le même plan. Le terme « co-énonciateur » n’est toutefois pas sans danger pour peu qu’on l’interprète, à tort, dans le sens d’une symétrie entre les deux positions.
- La position de non-personne, terme qui vient de Benveniste, est celle des entités qui sont présentées comme n’étant pas susceptibles de prendre en charge un énoncé, d’assumer un acte d’énonciation. Entre cette position et celles d’énonciateur et de co-énonciateur, la relation est de « rupture » : la non-personne ne figure pas sur le même plan. C’est pour cette raison qu’Émile Benveniste a préféré parler de « non-personne » plutôt que de « 3° personne », comme le faisait la tradition grammaticale.
« Impossibilité de substituts anaphoriques pour les marqueurs des positions d’énonciateur ou de co-énonciateur : on ne peut que répéter je ou tu (« Je sais que je suis en retard »), alors que la non-personne dispose d’une riche panoplie de procédés anaphoriques, que ceux-ci soient lexicaux ou pronominaux. »
« Benveniste appelle des personnes « amplifiées » ou « dilatées » (en français nous et vous), qui correspondent aux positions respectives d’énonciateur et de co-énonciateur. La catégorie du « pluriel », au sens d’une addition d’unités discrètes, n’est pas pertinente ici : le « nous » ne s’analyse pas, en effet, comme l’addition de divers « je », mais comme un « je » qui s’associe d’autres sujets et qui peut même ne référer qu’à un seul sujet (le « nous de majesté » ou le « nous d’auteur »).
Ce système de coordonnées personnelles de la situation d’énonciation est à la base du repérage des déictiques spatiaux et temporels, dont la référence est construite par rapport à l’acte d’énonciation : maintenant marque la coïncidence entre le moment et l’énonciation où il figure, ici un endroit proche des partenaires de l’énonciation, etc.
Il permet aussi de distinguer entre deux plans d’énonciation : d’une part les énoncés « embrayés » qui sont en prise sur la situation d’énonciation (le « discours » de Benveniste) et d’autre part les énoncés « non-embrayés », qui sont en rupture avec cette situation d’énonciation (l’« histoire » de Benveniste.
1.2. La situation de locution
Afin de dissiper un certain flou terminologique, il faut « distinguer les trois positions de la situation d’énonciation et les trois places de ce qu’on peut appeler la situation de locution. Les deux premières places sont celles des interlocuteurs, le locuteur et l’allocutaire :
- la place de locuteur est celle de celui qui parle ;
- la place d’allocutaire est celle de celui à qui s’adresse la parole ;
- à ces deux premières places il faut en ajouter une troisième, celle du délocuté, de ce dont parlent les interlocuteurs.
Bien évidemment, les positions de la « situation d’énonciation » et les places de la « situation de locution » tendent normalement à s’harmoniser, à se correspondre terme à terme : en règle générale je désigne donc le locuteur, tandis qu’un pronom à la non-personne tel que il désigne un élément délocuté. Et ainsi, de suite. Mais les grammairiens ne cessent de faire remarquer qu’il n’en va pas toujours ainsi, qu’il existe de multiples décalages entre les deux systèmes. En voici quelques exemples courants en français :
(1) J’ai bien dormi, je vais venir avec ma maman (une mère s’adressant à son bébé : emploi dit « hypocoristique ») ;
(2) Il est mignon, le toutou (autre emploi hypocoristique) ;
(3) De quoi je me mêle ? (énoncé dit pour refuser à quelqu’un le droit à la parole, en lui signifiant qu’il n’est pas concerné) ;
(4) Alors, nous faisons un petit tour ? (dit par exemple par une infirmière qui propose à un malade de faire un peu d’exercice) ;
(5) Qu’est-ce qu’elle veut ? (le cas, par exemple, d’un commerçant demandant à une cliente ce qu’elle désire acheter).
Autres exemples :
(du côté de l’émission)
Un sujet de composition française faite à des élèves par un professeur de français.
(6) Flaubert écrivait : « Il n’y a pas en littérature de bonnes intentions ; le style est tout. » Vous commentez ce jugement en l’illustrant d’exemples précis.
(7) Flaubert écrivait qu’il n’y a pas en littérature de bonnes intentions ; le style est tout…
(8) Flaubert écrivait qu’il n’y a pas en littérature de bonnes intentions, que l’écriture, notion du reste difficile à cerner, était tout…
(du côté de la réception)
Le ministre de l’éducation nationale déclare au journal télévisé :
(9) À compter du mois prochain, les professeurs des universités verront leurs traitements augmentés de 50%.
Le ministre de l’intérieur, après qu’un crime épouvantable a été commis, déclare au journaliste présentateur :
(10) Dans les meilleurs délais, les coupables seront arrêtés.
L’interprétation de tels énoncés se construit précisément en prenant en compte la tension entre la position énonciative (les coordonnées de la situation d’énonciation) telle qu’elle est indiquée par le marqueur de personne et la place occupée dans la situation de locution, en l’occurrence celle d’allocutaire.
2. Situation de communication et scène d’énonciation
Pour les textes il paraît préférable de parler de « situation de communication », plutôt que de « situation d’énonciation ». En fait, quatre termes sont ici en concurrence : contexte, situation de discours, situation de communication, scène d’énonciation.
La notion de « contexte » est intuitive et commode. Elle recouvre le contexte linguistique - qu’on appelle souvent « cotexte » pour éviter l’ambiguïté -, aussi bien que l’environnement physique de l’énonciation, et les savoirs partagés par les participants de l’interaction verbale. Cette notion de « contexte » joue en outre un rôle essentiel dans les théories sémantiques d’inspiration pragmatique, aujourd’hui dominantes, qui supposent que l’allocutaire construit l’interprétation d’un énoncé élémentaire ou d’un texte à travers des instructions extraites des divers plans du contexte. Mais il faut reconnaître qu’une notion aussi polyvalente peut difficilement être employée de manière restrictive.
Quand on aborde les productions verbales dans la perspective de l’étude des textes, les notions de situation de communication et de scène d’énonciation se révèlent plus commodes.
2.1. La situation de communication
En parlant de situation de communication, on considère en quelque sorte « de l’extérieur », d’un point de vue socio-discursif, la situation dont tout texte – en ce qu’il relève d’un genre- est indissociable.
- Une finalité : tout genre de discours vise un certain type de modification de la situation dont il participe. La détermination correcte de cette finalité est indispensable pour que le destinataire puisse avoir un comportement adapté à l’égard du genre de discours concerné.
- Des statuts pour les partenaires : la parole dans un genre de discours ne va pas de n'importe qui vers n'importe qui, mais d’un individu occupant un certain statut social vers un autre. Un cours universitaire doit être assumé par un professeur supposé détenir un savoir et dûment mandaté par l'enseignement supérieur ; il doit s’adresser à un public d'étudiants supposés ne pas détenir ce savoir. Une transaction commerciale met en relation un acheteur et un vendeur, etc.
- Des circonstances appropriées : tout genre de discours implique un certain type de lieu et de moment appropriés à sa réussite. Il ne s'agit pas là de contraintes « extérieures » mais de quelque chose de constitutif. En fait, les notions de « moment » ou de « lieu » requis par un genre de discours prennent un tour extrêmement différent selon les genres de discours : un texte écrit, par exemple, pose de tout autres problèmes qu’un texte oral lié à une institution fortement contrôlée.
- Un mode d’inscription dans la temporalité, qui peut se faire sur divers axes :
• La périodicité : un cours, une messe, un journal télévisé...se tiennent à intervalles réguliers ; en revanche, une allocution du chef de l'État ou un tract ne sont pas soumis à périodicité.
• La durée : la compétence générique des locuteurs d’une communauté indique approximativement quelle est la durée d'accomplissement d'un genre de discours. Certains genres impliquent même la possibilité de plusieurs durées : un journal quotidien distingue au moins deux durées de lecture d'un article : le simple relevé des titres et des sous-titres, détachés en gras et en capitales, suivi éventuellement de la lecture de certains articles.
• La continuité : une histoire drôle doit être racontée intégralement, alors qu’un roman est censé lisible en un nombre indéterminé de séances.
• Une durée de périmation : un magazine hebdomadaire est conçu pour être valide pendant une semaine, un journal quotidien l’espace d’une journée, mais un texte religieux fondateur (la Bible, le Coran…) prétend être indéfiniment lisible.
- Un support : on aborde ici la dimension « médiologique », à laquelle on accorde aujourd’hui une grande importance. Ce qu’on appelle un « texte », ce n’est pas un contenu qui se fixerait sur tel ou tel support, il ne fait qu’un avec son mode d’existence matériel : mode de support /transport et de stockage, donc de mémorisation. Un texte peut passer seulement par des ondes sonores (dans l’interaction orale immédiate), lesquelles peuvent être traitées puis restituées par un décodeur (radio, téléphone…) ; il peut aussi être manuscrit, constituer un livre, être imprimé à un seul exemplaire par une imprimante individuelle, figurer dans la mémoire d’un ordinateur, sur une disquette, etc.
- Un plan de texte : un genre de discours est associé à une certaine organisation, domaine privilégié de la linguistique textuelle. Maîtriser un genre de discours, c’est avoir une conscience plus ou moins nette des modes d’enchaînement de ses constituants sur différents niveaux. Ces modes d’organisation peuvent faire l’objet d’un apprentissage : la dissertation, la note de synthèse…s’enseignent ; d’autres genres, la plupart en fait, s’apprennent par imprégnation.
- Un certain usage de la langue : tout locuteur, a priori, se trouve devant un très vaste répertoire de variétés linguistiques : diversité des langues, diversité à l’intérieur d’une langue : niveaux de langue, variétés géographiques (patois, dialectes), sociales (usages de telle ou telle catégorie sociale), professionnelles (discours juridique, administratif, scientifique, journalistique…), etc. À chaque genre de discours sont associées a priori certaines normes. On prendra néanmoins garde qu’il existe des types de discours dont certains genres n’imposent pas a priori d’usage linguistique : ainsi la plupart des genres littéraires contemporains.
2.2. La scène d’énonciation
En revanche, appréhender une situation de discours comme scène d’énonciation, c’est la considérer « de l’intérieur », à travers la situation que la parole prétend définir, le cadre qu’elle montre (au sens pragmatique) dans le mouvement même où elle se déploie. Un texte est en effet la trace d’un discours où la parole est mise en scène.
- La scène englobante
La scène englobante est celle qui correspond au type de discours. Quand on reçoit un tract dans la rue, on doit être capable de déterminer s'il relève du type de discours religieux, politique, publicitaire..., autrement dit sur quelle scène englobante il faut se placer pour l'interpréter, à quel titre il interpelle son lecteur. Une énonciation politique, par exemple, implique un "citoyen" s'adressant à des "citoyens".
- La scène générique
La scène générique est celle qui correspond au genre de discours. Pour le discours politique, par exemple, il peut s’agir d’une allocution du chef de l’État.
- La scénographie
Ce n’est pas directement au cadre scénique que bien souvent est confronté l’allocutaire, mais à une scénographie. Prenons l’exemple d’un manuel d’initiation à l’informatique qui, au lieu de procéder selon les voies usuelles du genre du manuel, se présenterait comme un récit d’aventures où un héros partirait à la découverte d’un monde inconnu et affronterait divers adversaires. Dans ce cas la scène sur laquelle le lecteur se voit assigner une place, c’est donc une scène narrative construite par le texte, une « scénographie », qui a pour effet de faire passer le cadre scénique au second plan.
Il existe de nombreux genres de discours dont la scénographie est fixée à l’intérieur des limites définies par la scène générique : l’annuaire téléphonique, ou les rapports d’expert, en règle générale, se conforment strictement aux routines de leurs scènes génériques. D’autres genres de discours sont davantage susceptibles de susciter des scénographies qui s’écartent d’un modèle préétabli.
2. Synthèse
On peut résumer dans un tableau les diverses distinctions que nous avons faites :
[1] « Toute énonciation par le fait même de l’énoncer, contient donc en soi un surcroît de sens, interférant avec sa référence, et par conséquent, toute énonciation peut être dite réflexive ou performative. Chaque énoncé en tant qu’acte de discours, dit Récanati, se pose comme ayant telle ou telle force illocutoire et fait donc réflexion sur lui-même de façon explicite ou implicite. » Grazyna Lubowicka La sémantique benvenistienne dans l'herméneutique de P. Ricœur