Énoncé et contexte (la complexité des relations entre sens et contexte)
Pour aborder de manière convenable les énoncés on ne peut pas s’appuyer sur une interprétation inadéquate du sens.
1. Un processus asymétrique
Ø On considère habituellement que chaque énoncé est porteur d’un sens stable, celui qu’y a placé le locuteur. Ce sens serait celui que déchiffre le destinataire, qui dispose du même code que le locuteur, puisqu’il parle la même langue. Dans cette conception de l’activité linguistique.
- Le sens se trouverait en quelque sorte inscrit dans l’énoncé, dont la compréhension passerait pour l’essentiel par une connaissance du lexique et de la grammaire de la langue.
- Le contexte jouerait un rôle périphérique. il fournirait les données qui permettent de lever les éventuelles ambiguïtés des énoncés.
« Le chien aboie » ou « Elle est passée »
- le contexte ne servirait qu’à déterminer si « le chien » désigne un chien particulier ou la classe des chiens, à qui réfère « elle », si « passée » réfère à un mouvement ou à une date, couleur, etc.
Ø La réflexion contemporaine sur le langage a pris ses distances à l’égard d’une telle conception de l’interprétation des énoncés : le contexte n’est pas simplement placé autour d’un énoncé qui contiendrait un sens partiellement indéterminé, que le destinataire n’aurait plus qu’à préciser. Tout acte d’énonciation est en effet foncièrement asymétrique : celui qui interprète l’énoncé reconstruit son sens à partir d’indications données dans l’énoncé produit, mais rien ne garantit que ce qu’il reconstruit coïncide avec les représentations de l’énonciateur.
Ø Comprendre un énoncé, ce n’est pas seulement se reporter à une grammaire et à un dictionnaire, c’est mobiliser des savoirs très divers, faire des hypothèses, raisonner, en construisant un contexte qui n’est pas une donnée préétablie et stable.
Ø L’idée même d’un énoncé possédant un sens fixe hors contexte devient indéfendable. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les unités lexicales ne signifient rien a priori, mais hors contexte on ne peut pas parler véritablement du sens d’un énoncé, tout au plus de contraintes pour qu’un sens soit attribué à telle séquence verbale dans une situation particulière, pour qu’elle devienne un véritable énoncé, pris en charge dans un lieu et un moment singuliers par un sujet qui s’adresse avec une certaine visée à un ou d’autres sujets.
2. L’ancrage dans la situation d’énonciation
Dans l’immense majorité des cas, les phrases sont porteuses de marques de temps et de personne et se trouvent insérées dans des unités plus vastes, des textes.
Supposons que nous lisions sur un écriteau :
« Cette pièce est un espace non-fumeur. »
Constat ou interdiction ?
On l’interprète spontanément comme une interdiction. Pourtant, il ne s’agit pas à proprement parler d’une interdiction, mais d’une sorte de constat, d’assertion qui range un certain lieu dans une certaine
catégorie. Un exemple d’une situation où cet énoncé n’a pas du tout valeur d’interdiction : le patron de l’établissement peut faire visiter les bâtiments à la commission de sécurité et lui dire en ouvrant la porte :
« Cette pièce est un espace non-fumeur ».
Comme, la plupart des énoncés, celui-ci possède des marques de temps et de personne ainsi que le déterminant démonstratif « cette ». Le présent a ici une valeur déictique, c’est-à-dire qu’il n’est interprétable que par rapport à la situation d’énonciation singulière dans laquelle il s’inscrit. Notre connaissance du monde nous permet d’attribuer une durée variable à ce présent ; dans les énoncés suivants :
1) J’ai un peu froid. ;
2) Marie est dépressive. ;
3) On donne « Blanche Neige » au Rex.
Les présents ont une durée très variable : (1) ne dure probablement que quelques minutes ; (2) selon les cas peut renvoyer à une durée allant de quelques semaines à quelques années, voire à la vie entière s’il s’agit d’un trait de caractère ; quant à (3), on peut présumer qu’il réfère à une période de quelques semaines.
Pour « Cette pièce est un espace non-fumeur »
Ø Le changement de situation ou le changement de support impliquent un changement de sens (interprétation)
Ø Le démonstratif « cette » possède lui aussi une valeur déictique, c’est-à-dire qu’il désigne un objet qui est censé être accessible dans l’environnement physique de son énonciation.
Ø La plupart des énoncés possèdent ainsi des marques qui les ancrent directement dans la situation d’énonciation : « cette pièce » ; « ici » ; « hier » ; « je » ou « tu ».
Ø Même des énoncés dépourvus de ce type de marques impliquent en fait un renvoi à leur contexte.
« Ne pas fumer »
ou
« Quelle voiture ! »
qui constitue une réaction de l’énonciateur devant une voiture accessible dans l’environnement des interlocuteurs.
Que dire des exemples de grammaire, qui semblent se poser hors de tout contexte ?
« Le chat poursuit la souris »
« Max a été mordu par le chien »
c’est une illusion de croire qu’ils s’interprètent sans contexte. En fait, ces phrases apparemment décontextualisées sont inséparables de ce contexte très singulier qu’est un livre de grammaire, où l’on peut parler de « Max » ou de « la souris » sans se demander qui sont exactement ces individus, quand la morsure ou la poursuite ont eu lieu, etc.
3. Le contexte
Le contexte d’un énoncé, c’est d’abord l’environnement physique, le moment et le lieu où il est produit, mais pas seulement. Considérons cette succession de phrases d’un roman :
1) [OSS 117 se dirige vers le bar d’un pas nonchalant. Cette pièce est un espace non-fumeur.]
Ø Le lecteur ne peut identifier le référent de « cette pièce » qu’en regardant le contexte linguistique, qu’on appelle le cotexte, c’est-à-dire ici la phrase qui précède, où se trouve « le bar ». ce cotexte peut être parcouru de diverses manières. Dans les exemples suivants:
2) [OSS 117 quitte le salon et se dirige vers le bar d’un pas nonchalant. Cette pièce est un espace non-fumeur et cela fait une heure qu’il a envie d’en griller une]
Plutôt que « le bar », le lecteur va probablement choisir « le salon » pour
antécédent de « cette pièce ».
3) [OSS 117 sort son paquet de cigarettes, quitte le salon et se dirige vers le bar. Cette pièce est un espace non-fumeur : il doit retourner au salon.]
La phrase « Il doit retourner au salon » amène le lecteur l’amène à reconfigurer le cotexte, en s’appuyant sur sa connaissance du monde et certaines règles de sens commun, qui lui disent par exemple que, normalement, si quelqu’un sort un paquet de cigarettes, c’est qu’il a envie de fumer et que s’il veut fumer, il cherche un espace fumeur.
4. Trois sources d’informations
- L’environnement physique de l’énonciation, ou contexte situationnel : c’est en s’appuyant sur lui que l’on peut interpréter des unités comme « ce lieu », le présent du verbe, « je » ou « tu », etc. ;
- Le cotexte : les séquences verbales qui se trouvent placées avant ou après l’unité à interpréter. À la différence d’énoncés autonomes comme « Ne pas fumer » qui ne sont constitués que d’une seule phrase, la plupart des énoncés sont des fragments d’une totalité plus vaste : un roman, une conversation, un article de journal, etc.
« […] Depuis l’installation de la famille dans cette ferme qu’ils sont en cours d’aménager, Évelyne est très fatiguée. Tous les matins elle est debout dès 6 heures afin de seconder son mari […] »
Pour comprendre les éléments mis en gras il faut se reporter à des unités introduites antérieurement dans le texte. Ce recours au cotexte sollicite la mémoire de l’interprète, qui doit mettre une unité en relation avec une autre du même texte ;
- Le rôle joué par la mémoire est encore plus évident pour la troisième source d’information, notre connaissance du monde, les savoirs partagés antérieurs à l’énonciation : par exemple ce que désignent tels noms propres, les méfaits du tabac, la forme réglementaire des panneaux d’interdiction, etc.
5. Les procédures pragmatiques
Ø Une interprétation dérivée
Le lecteur de l’écriteau « Cette pièce est un espace non-fumeur » n’a véritablement compris son sens que s’il l’interprète non comme un constat, mais comme une interdiction. Pour y parvenir, il doit recourir à des procédures qui l’amènent à interpréter comme une interdiction ce qui en fait se présente comme une assertion. C’est là une situation très banale, qui exige du lecteur de l’écriteau qu’il fasse appel à des ressources qui ne sont pas strictement d’ordre linguistique, à une sorte de raisonnement sur la situation où il se trouve. Il va sans doute présumer qu’une administration ne se serait pas donné la peine de placer un tel écriteau si son contenu ne concernait pas les gens qui s’assoient dans la salle ; il se dira également que cela n’a pas grand intérêt pour les clients de ranger telle pièce dans la catégorie des espaces non-fumeurs et donc que cette information vise en fait un autre objectif. C’est sur cette base qu’il va devoir déterminer quel est vraisemblablement cet autre sens qu’on veut ainsi lui communiquer indirectement.
Ø Des instructions pour interpréter
La nécessité de recourir à une sorte de raisonnement pour attribuer un sens à notre énoncé ressort encore plus fortement si on en ajoute un second, introduit par mais :
Cette pièce est un espace non-fumeur. Mais il y a un bar au bout du couloir.
Le lecteur va devoir chercher une interprétation vraisemblable en s’appuyant à la fois sur le contexte et le sens que possède mais dans la langue.
En fait, ce sens de mais, c’est un ensemble d’instructions données au destinataire pour qu’il puisse construire une interprétation. Employer mais revient en quelque sorte à dire au destinataire quelque chose comme : « Dans la suite de propositions P MAIS Q (où P et Q représentent deux propositions quelconques), cherche une conclusion R telle que P soit un argument pour R ; cherche aussi une conclusion non-R telle que Q soit un argument en faveur de non-R et qui soit présenté comme plus fort que R. »
« Cette pièce est un espace non-fumeur (P) mais il y a un bar au bout du couloir (Q) »
Q |
||
↓ |
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↓ |
Argument en faveur de R (« Il est impossible de fumer »)
|
↔ |
en faveur de non-R (« Il est possible de fumer »)
|
Le destinataire dispose ainsi d’instructions attachées à l’emploi de mais ; muni de ces instructions, en s’appuyant sur le contexte il doit faire des hypothèses pour dégager les propositions implicites R et non-R. Dans le cas de l’écriteau c’est en effet uniquement le contexte qui permet d’interpréter « il y a un bar au bout du couloir » comme indiquant un lieu où il est possible de fumer.
Il s’agit de procédures pragmatiques en cela qu’elles font appel à une analyse du contexte par le destinataire et pas seulement à l’interprétation sémantique, à sa connaissance de la langue. Dans un cas comme dans l’autre ce destinataire n’est pas passif : il doit définir lui-même le contexte dont il va tirer les informations dont il a besoin pour interpréter l’énoncé.