L’implicite en analyse du discours : présupposés et sous-entendus
La catégorie très générale de l’« implicite » permet d'appréhender les énoncés du point de vue des significations qu'ils sont susceptibles de porter ou de produire sans pour autant les donner à voir comme principales. Parmi les types d'implicites qui renvoient à des propositions, les présupposés et les sous-entendus sont particulièrement utiles à l'analyse. Le présupposé, en s'appuyant sur la matérialité même des formulations, permet de présenter une thèse comme étant soustraite à la contestation. Le sous-entendu, en tirant sa force de la faculté d'interprétation des sujets parlants, rend possible ou suggère des thèses sans pour autant que celles-ci soient explicitées.
1) L'implicite : une notion très générale, et des manifestations observables
a) Les différentes dimensions d'un énoncé
La notion d' « implicite » est extrêmement large. À certains égards, elle n'existe que par différence avec la notion d'« explicite ». Suivant ce point de vue très général, un énoncé serait porteur de deux types de contenus : les contenus explicites et les contenus implicites. L'interprétation complète et pertinente d'un énoncé résulterait alors de la capacité du destinataire à saisir à la fois les contenus explicites et les contenus implicites. Cela amène parfois à définir l’« implicite » comme étant une «signification en plus», un « sens surajouté », un «contenu supplémentaire », ou encore parfois un « sens caché » qui viendrait en plus d'un sens manifeste[1].
b) Des implicites qui renvoient à une proposition
Les deux types d'implicites, à savoir les présupposés et les sous-entendus, ont pour trait commun de renvoyer, en tant qu'implicites, à des propositions. Dit autrement, les contenus implicites qu'il est possible de dégager lorsqu'on s'intéresse à un énoncé en tant qu'il comporte un présupposé ou un sous-entendu sont des contenus de nature propositionnelle. Par « proposition », ici, il faut entendre un contenu qu'il est possible d'exprimer au moyen d'une phrase de type Sujet + Verbe ou Sujet + Verbe+ Complément[2]. Selon d'autres théories et cadres de description, on peut également dire qu'une proposition nécessite la combinaison d'un sujet et d'un prédicat, ou encore la combinaison d'un thème (ce dont on parle) et d'un rhème (ce que l'on en dit). Il est possible également de dire qu'une proposition consiste en une thèse, ou en une information, ou encore en un contenu propositionnel.
Dans les cas du présupposé et du sous-entendu, la part implicite de l'énoncé réside dans le fait qu'il est dit quelque chose à propos de quelque chose (ou de quelqu'un). Une proposition peut ainsi être vraie ou fausse, comme elle peut tout autant être l'expression d'un jugement de valeur, d'une opinion, d'un état émotionnel, etc.
2) Le présupposé : produire l'évidence grâce aux formulations
a) Une part de l'énoncé présumée connue du destinataire
• Des exemples canoniques pour appréhender le phénomène
C’est à un linguiste, Oswald Ducrot[3], que l'on doit d’avoir élaboré sur le phénomène de présupposition une réflexion qui est particulièrement éclairante pour l'analyse du discours, notamment en ce que s'y manifeste clairement l'opposition dynamique entre « présupposé » et « sous-entendu ». Les énoncés canoniques requis par Ducrot pour ses démonstrations sont de cet ordre :
Pierre a cessé de fumer.
Jacques n'habite plus à Paris.
Le fils de Jean est venu.
C’est Paul qui a emprunté la voiture.
Chacun de ces énoncés est porteur de deux types de contenus, respectivement appelés le « posé » et le « présupposé ». Le « posé » est ce sur quoi porte manifestement l'énoncé, ce qui justifie, en principe et en apparence, la prise de parole, ce qui est présumé inconnu du destinataire et que le locuteur porte à sa connaissance : l'arrêt du tabac par Pierre, le départ de Jacques, la venue du fils de jean, l'emprunt de la voiture par Paul. Le « posé » est, si l'on veut, l'information nouvelle (du moins représentée comme telle dans l'énoncé), celle qui apparaît comme étant communiquée par le locuteur. En ce sens, le « posé » se présente comme pouvant être soumis à la contestation ou à la réfutation (« Non, ce n'est pas Paul qui a emprunté la voiture, c'est Marc »). Le « présupposé » est, au contraire, ce qui est présumé connu du destinataire, et ce sur quoi le locuteur s'appuie pour apporter l'information nouvelle. Par exemple, le locuteur s'appuie sur le fait que le destinataire est censé savoir que Pierre fumait avant pour lui présenter comme une information nouvelle l'arrêt du tabac par Pierre. Ainsi, les propositions présupposées dans les énoncés précédents sont en particulier les suivantes :
Pierre fumait avant.
Jacques habitait à Paris avant.
Jean a un fils.
Quelqu'un a emprunté la voiture.
• Une définition étroite mais féconde
À la suite de ces exemples, le présupposé peut être défini comme une proposition qui est contenue dans l'énoncé sans être présentée comme l'objet principal du message : « avoir fait quelque chose avant » est contenu dans « cesser de », mais c'est l'« arrêt » qui est présenté comme information nouvelle et non pas le fait d'« avoir fait avant ». Dit encore autrement, le présupposé peut être défini comme une proposition qui n’est pas l’objet central du message (lequel est le « posé») et dont la vérité ou l'existence est automatiquement entrainée par la formulation de l'énoncé.
Cette définition peut être complétée par la mise en évidence des propriétés remarquables du présupposé, lesquelles distinguent radicalement le présupposé du sous-entendu. Ces propriétés sont complémentaires, et s'imposent mutuellement les unes aux autres :
- le présupposé est supporté matériellement, c'est-à-dire linguistiquement, dans l'énoncé : on peut réellement dire que la proposition qui est présupposée par l'énoncé est dans l'énoncé lui-même ;
- le présupposé sollicite la compétence linguistique du destinataire, c'est-à-dire sa maîtrise de la langue considérée comme un code ;
- le présupposé ne dépend pas du contexte (ce qui converge avec la première considération, selon laquelle le présupposé est inscrit dans la phrase) : il n'est nullement utile de connaître le contexte (psychologique, situationnel, interactionnel, historique, social...) pour dire que « Le fils de Jean est venu » présuppose « Jean a un fils » ;
- Enfin, précisément parce qu'il est contenu dans l'énoncé, le présupposé présente un caractère stable : on peut déplacer « Le fils de Jean est venu », un peu comme on changerait de place un écriteau, et il est toujours présupposé « Jean a un fils ».
• Un test : le recours à la grammaire
Une fois la notion comprise, il est en général aisé de dégager intuitivement le ou les présupposé(s) d'un énoncé. Néanmoins, l'étudiant qui se trouverait dans l'hésitation peut recourir à un test qui achèvera de le convaincre d'avoir correctement identifié le ou les présupposé(s) du fragment de discours qu'il a soumis à son étude. Ce test est d'ordre grammatical. Il consiste à modifier la modalité de la phrase, et à voir si la proposition identifiée comme présupposée résiste bel et bien à cette manipulation syntaxique. En effet, le présupposé est un contenu de l'énoncé dont l'existence n'est pas remise en cause par un changement de modalité de la phrase. Un tel changement, s'il affecte bien entendu radicalement le posé, ne modifie pas en revanche le présupposé. Ainsi, que l'on dise « Pierre a cessé de fumer » (modalité assertive), « Pierre n'a pas cessé de fumer » (modalité négative), « Pierre a-r-il cessé de fumer ? » (modalité interrogative) ou « Cesse de fumer, Pierre !» (modalité impérative), le présupposé selon lequel «Pierre fumait avant » demeure.
Ce test présente une utilité pratique pour l'analyste. Mais son sens profond doit également être souligné : par son recours à la grammaire, il rappelle que le phénomène de présupposition est étroitement lié à des formulations, à des énoncés précis, à du linguistiquement descriptible (et non pas à du notionnel ou à du conceptuel).
Quelques exemples
a) Pièges et négociations des rapports de force dans l’interaction
Dans des interactions publicisées mettant en jeu des rapports de pouvoir, le présupposé peut permettre de mettre, discursivement, l'interlocuteur en position d'accepter une thèse qu'en réalité il conteste.
Aussi surprenant que cela paraisse, il arrive que les hommes et femmes politiques se piègent eux-mêmes, produisant des présupposés qui leur sont défavorables. Ce fut le cas de Valéry Giscard d'Estaing dans ce fort maladroit slogan de campagne pour les présidentielles de 1981 :
Il faut un Président à la France.
Cet énoncé entrainait implicitement la thèse selon laquelle :
La France n'a pas de Président.
alors même que Valéry Giscard d'Estaing lui-même occupait cette fonction depuis 1974, et briguait un second mandat. Utilisé par l'un de ses adversaires pour l'élection, le même slogan aurait été au contraire fort habile, puisqu'il présupposait que Valéry Giscard d'Estaing, bien qu'étant certes constitutionnellement président de la République, n'avait ni la valeur ni l'étoffe de sa fonction. Utilisé par le président de la République en exercice, ce slogan avait au contraire une portée autodestructrice bien malhabile.
b) Les questions des journalistes : deux exemples de chausse-trape
Les interactions entre journalistes et membres du personnel politique ne sont pas exemptes de ces présupposés qui, égrainés discrètement sur le fil du discours, constituent en réalité des pièges subtils et cruels pour l'interlocuteur, requérant la vigilance de son intuition discursive et un sens aiguisé de la répartie.
En janvier 2002, Martine Aubry est l'invitée de la matinale de France Inter pour présenter le programme du Parti socialiste pour les élections présidentielles d'avril-mai 2002. Le journaliste qui interviewe Martine Aubry la questionne sur le programme socialiste, puis l'interroge sur ses ambitions politiques, et lui demande ce que seraient ses stratégies de carrière dans l'hypothèse où le candidat officiel du Parti socialiste,
Lionel Jospin, l'emporterait contre Jacques Chirac aux élections présidentielles. Il lui adresse ainsi cette question :
Malgré l'échec de votre loi sur les 35 heures, avez-vous l'intention d'être premier ministre, si Lionel Jospin est élu président de la République ?
Comme on peut le voir, la partie explicite du propos du journaliste, et ce sur quoi il sollicite Martine Aubry, est une question : le posé de l'énoncé, sous forme d'une interrogation (« Avez-vous l'intention ? »), concerne les ambitions politiques de l'interlocutrice. Mais, dans le même temps, l'énoncé du journaliste présente comme vraie la proposition suivante :
La loi sur les 35 heures a échoué.
Pour Martine Aubry, qui est précisément connue pour avoir initié la « réforme des 35 heures » réduisant la durée légale du temps de travail, la question du journaliste est objectivement un guet-apens : il va s'agir pour elle de commencer par réfuter le présupposé (ce que, habile à repérer la manœuvre, elle a effectivement fait dans son propos, les arguments en faveur d'une réussite de la « loi de 35 heures » étant aussi abondamment disponibles que ceux qui la désignent comme un échec), avant de se lancer secondairement dans la réponse à la question concernant ses ambitions, qui est pourtant en principe et en apparence l'objet principal de la prise de parole du journaliste.
3) Le sous-entendu : suggérer des thèses grâce aux interprétations
a) La signification de l'énoncé livrée à l'interprétant
Le sous-entendu, tout comme le présupposé étudié précédemment, est un type d'implicite qui renvoie à une proposition : la façon dont on va pouvoir formuler l'implicite que l'on a identifié pourra être exprimé par une phrase de type Sujet + Verbe ou Sujet + Verbe + Complément. Par ailleurs, en tant que type de contenu relevant de l'implicite, le sous-entendu ne constitue pas en principe et en apparence l'objet premier et véritable du dire. Néanmoins, la façon dont le sous-entendu vient se manifester comme signification de l'énoncé survenue par surcroît diffère radicalement de la manière dont opère le présupposé.
• Retour aux exemples canoniques
Considérons de nouveau les énoncés suivants :
Pierre a cessé de fumer.
Jacques n'habite plus à Paris.
Chacun de ces énoncés est potentiellement porteur d'une infinité de sous-entendus. Le premier, peut, par exemple, sous-entendre :
Pierre est quelqu'un de courageux
Tu pourrais prendre exemple sur Pierre
Tu n'aurais pas dû parler si brutalement à Pierre hier
Le nouveau médecin de Pierre est apparemment quelqu'un de convaincant
Quant à l'énoncé « Jacques n'habite plus à Paris », il est susceptible de susciter des sous-entendus aussi divers que :
Jacques n'aura certainement pas reçu ta lettre
La recherche d'emploi de Jacques a enfin abouti
Pourrais-tu m'héberger lors de mon prochain passage à Paris ?
Comme ces exemples le laissent facilement comprendre, tous les éléments contextuels, situationnels et interactionnels, toutes les composantes paraverbales (intonations, pauses, débit...) et non verbales (postures, mimiques, gestes ...), interviennent dans ce qui fuit d'un sous-entendu un sous-entendu plus probable que d'autres. Linguistiquement parlant, chaque énoncé rend possible une infinité d'interprétations.
Le sous-entendu peut être défini comme une proposition qui peut être extraite d'un énoncé par le destinataire au moyen d'une interprétation ou d'un raisonnement. Comme c'était le cas pour le présupposé, il est possible de souligner les propriétés remarquables du sous-entendu, tout en rappelant leur complémentarité : là aussi, ces propriétés s'imposent mutuellement les unes aux autres.
En premier lieu, le sous-entendu est rendu possible par l'énoncé, mais il n'y est pas contenu linguistiquement : le sous-entendu ne relève pas d'une matérialité linguistique, bien qu'il ne puisse pas exister sans elle. Deuxièmement, même s'il convoque nécessairement la compétence linguistique (laquelle est nécessaire pour un décryptage du sens minimal de l'énoncé), le sous-entendu met en jeu avant tout la compétence encyclopédique, c'est-à-dire la compétence relative au monde et à son organisation, et la compétence pragmatique, c'est-à-dire la compétence relative aux interactions et aux échanges. En troisième lieu, le sous-entendu dépend d'un contexte : il « suffit » de changer l'énoncé de contexte, comme on pourrait déplacer un panneau, pour que les sous-entendus les plus vraisemblables changent. Quatrièmement, le sous-entendu se produit dans l'interprétation, au sens où il est calculé, déduit, imaginé ou fantasmé par le destinataire : pour cette raison, il est nécessaire de connaître le contexte (psychologique, situationnel, interactionnel, historique, social...) d'un énoncé pour pouvoir en dégager les sous-entendus les plus vraisemblables. Enfin, parce qu'il dépend à la fois de celui qui interprète et du contexte, le sous-entendu à un caractère instable.
Un même énoncé considéré, tel que :
La France est dans une situation budgétaire extrêmement fragile.
peut sous-entendre des propositions très différentes selon le contexte dans lequel il est prononcé.
Dit par le représentant d'une majorité politique fraichement élue, le sous-entendu le plus spontanément interprétable relève de l'accusation, et il peut être formulé ainsi :
L’ancienne majorité politique (l'actuelle opposition) n'a pas bien fait son travail.
Dit par le représentant d'une majorité en exercice depuis plusieurs mois ou années, le même énoncé peur fonctionner comme justification et il peut suggérer avant tour la proposition suivante :
Nous ne pourrons pas diminuer les impôts autant que nous nous y étions engagés.
[1] Une telle définition permet par exemple d'appréhender les actes de langage indirects : « La poubelle est pleine » comme étant une « requête de sortir la poubelle ».
[2] D’autres types d'implicite, renvoient à autre chose qu'à des propositions (mais plutôt par exemple à de la variation linguistique, à des textes antérieurs, à des positions discursives, à des citations célèbres ...). Les allusions, ou encore les connotations, témoignent du fait qu'un énoncé peut comporter une importante dimension implicite sans pour autant que cet implicite puisse être verbalisé sous forme de proposition.
[3] Voir notamment 1’arcicle «Présupposés et sous-entendus »paru dans la revue langue française en 1969, repris dans : Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Minuit, 1984.