1. La grammaire : du mot au concept
1.1. Un mot polysémique
Dans
sa définition la plus générale, la grammaire a depuis toujours était considérée
comme un ensemble de règles qui régissent une langue. Mais, la lecture
comparative des nombreuses acceptions qu’on lui a attribuées, montre, d’une manière significative, des variations
qui représentent différents constituants et caractères attribués au concept et
à son évolution.
1- l'art de parler et d'écrire correctement. (Quintilien [35-100 ap. J-C])
2- Ensemble de règles et de principes qui régissent la structure d'une langue. (Dictionnaire français en ligne)
3- Ensemble des règles à suivre pour parler et écrire correctement une langue. (Dictionnaire Le Robert en ligne)
4- L’art d’exprimer ses pensées par la parole ou par l’écriture d’une manière conforme aux règles établies par le bon usage. (Le Dictionnaire Littré)
5- L’étude systématique des éléments constitutifs et du fonctionnement de la langue. (Grevisse et Goosse, 1995, p.09)[1].
6- La grammaire est l'art qui enseigne à parler et à écrire correctement (Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française) .
7- Science qui étudie les éléments d’une langue et ses différentes combinaisons[2].
Nous remarquons ici « l'extraordinaire polysémie de ce mot »[3]. Règles, art, structures, fonctionnement, enseignement, science, tels sont les mots utilisés dans les différentes acceptions proposées et qui représentent les grandes lignes qui permettent de circonscrire le concept avec les différents domaines auxquels il est rattaché. Autrefois, la grammaire était définie selon la triade[4] « art », « règles » » et « bon usage » (définitions 01 et 03).
D’après
la définition 02, la grammaire « se
résume à l’orthophonie (« parler correctement ») et à l’orthographe (« écrire
correctement »). Ce n’est qu’au vingtième siècle que s’ouvrirait une nouvelle
voie, en l’occurrence la linguistique »[5]Mais,
les prémices de cette ouverture commencent déjà à apparaitre au XIXe siècle. Le
grammairien et pédagogue suisse Cyprien Ayer (1825-1884) parlait à cette
époque d’une révolution : « Aujourd’hui la révolution est faite et
tout le monde est d’accord que l’on peut et que l’on doit traiter la grammaire
comme une science et non plus comme un art».[6]
La définition 05, proposée
par Jean-François Féraud dans le Dictionnaire critique de la langue
française, paru en 1787, montre de prime abord que la grammaire avait depuis toujours une visée didactique.
Le linguiste français Jean-Claude Chevalier le confirme dans ces propos :
« À l’origine grecque, le dispositif de la grammaire est explicitement
incrusté dans sa destination qui est l’apprentissage de la langue maternelle
sous la forme des discours et le corolaire de cet apprentissage qui est l’étude
des textes oratoires, historiques et poétiques. On s’adresse donc à une classe
déterminée dans une situation d’âge et de parole déterminée. »[7]
De son coté, Jean-Pierre Cuq insiste sur la présence de cette destination pédagogique en estimant qu’« […] on ne pouvait dès lors pas éviter de proposer une définition didactique du concept de grammaire »[8]. Il propose dans son dictionnaire de didactique du français l’acception suivante : « Une activité pédagogique dont l’objectif vise, à travers l’étude des règles caractéristiques de la langue, l’art de parler et d’écrire correctement. On parle parfois de grammaire d’enseignement. »[9] Dans ce sens, le mot grammaire prend l’aspect d’un concept didactique.
1.2. La grammaire : un concept didactique
La didactique se définit comme une science, une discipline de recherche qui s'intéresse aux différents aspects liés à l'enseignement. Elle a pour objet d’étude l’analyse des contenus à enseigner et les processus de transmission et d'acquisition des savoirs. Le concept est donc fortement lié à celui de l’enseignement.
« Si [...] dans une acception large, l’enseignement peut être défini comme la mise en relation, par la biais d’un tiers, de contenus ( savoirs, savoir-faire, compétences, …) avec des sujets afin que ceux-ci s’en emparent, la perspective plus spécifique des didacticiens envisagera l’enseignement comme l’ensemble des activités déployées par les enseignants, directement ou indirectement, afin qu’au travers de situations formelles (dédiées à l’apprentissage, mises en place explicitement à cette fin), des élèves effectuent des tâches qui leur permettent de s’emparer de contenus spécifiques (prescrits par l’institution, organisés disciplinairement...). »[10]
Dans cette optique, « l’élaboration de savoirs à enseigner doit viser la reconfiguration »[11] didactique qui garantit, selon Pellat, « la compatibilité entre leurs différents éléments. Mais en traitant cette question, on ne peut pas se limiter aux seuls contenus à enseigner : il convient d’examiner également les démarches didactiques mises en œuvre en vue de l’appropriation de ces contenus par les apprenants, en [s’interrogeant] notamment sur la conformité de ces démarches aux objectifs de l’enseignement et aux processus d’apprentissage qu’ils impliquent (choix méthodologiques, place de la métalangue, etc.) »[12]
Pour l’enseignement de la grammaire, penser l’articulation des programmes, d’après Marie-Laure Elalouf, « en fonction des finalités de l’enseignement devient une tâche de la didactique de la grammaire. »[13] En effet, Claude Vargas et Francis Grossmann insistent sur « la nécessité de clarifier les objectifs, les théories de référence et les modèles didactiques et de les mettre en cohérence. »[14]
La didactique de la grammaire est donc une sous-discipline de la didactique qui s’intéresse à l’élaboration d’une grammaire scolaire et à développer des démarches didactiques qui tiennent compte des objectifs de l’enseignement, des théories de références et des modèles méthodologiques, le tout mis en cohérence pour garantir l’appropriation des contenus de la grammaire par les apprenants.
D’un point de vue strictement didactique, Jean-Pierre Cuq attribue à la grammaire deux significations[15] principales :
1. Le résultat de l’activité heuristique qui permet à l’apprenant de se construire une représentation métalinguistique organisée de la langue qu’il étudie.
2. Le guidage par l’enseignant de cette activité en fonction de la représentation métalinguistique organisée qu’il se fait de la langue qu’il enseigne.
L’auteur justifie sa réflexion[16] comme suit :
Cette représentation n’est pas une attitude, c’est-à-dire un simple positionnement axiologique. Du côté de l’apprenant, c’est une image, plus ou moins construite suivant les étapes qu’il franchit dans son apprentissage. Le contenu linguistique de cette représentation est individuel, évolutif et éventuellement perméable à tout aspect théorique. Elle est plus ou moins consciente, c’est-à-dire plus ou moins définie en termes métalinguistiques. Du côté de l’enseignant, c’est une image supposée construite, mais toujours susceptible d’évolution. Elle est aussi définie en termes métalinguistiques et est généralement appuyée sur une ou plusieurs théories linguistiques.
Cette définition n’est contradictoire avec aucune de celles qu’on a citées précédemment. Au contraire, elle emprunte à chacune ce qui est pertinent pour le didacticien. C’est en effet une définition didactique parce qu’elle ne préjuge pas du contenu linguistique ni de l’évaluation sociale qu’elle implique, mais qu’elle ne concerne que les activités des acteurs de la classe.[1] Grevisse, M., Goosse, A. (1995). Nouvelle grammaire française. 3e édition. Louvain-la-Neuve : De Boeck-Duculot.
[2] Ollier, Arthur, « Quel correcteur de grammaire en ligne choisir ? – Le comparatif complet », Article disponible sur : https://www.merci-app.com/article/meilleur-correcteur-grammaire, consulté le12.01.2024
[3] Chartrand, Suzanne et Paret, Marie-Christine, « Enseignement de la grammaire : quels objectifs? Quelles démarches? », In : Bulletin de l’ACLA (Association Canadienne de Linguistique Appliquée), 11(1), 1989, pp. 31-38.
[4] Wilmet, Marc, « La grammaire peut-elle et doit-elle être une science ? » [en ligne], Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, document disponible sur : https://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/wilmet080907.pdf
[5] Ibid.
[6] Ayer, Cyprien, cité par, Chevalier, Jean-Claude, Les grammaires françaises et l'histoire de la langue, In : Histoire de la langue française 1880-1914, ouvrage collectif, Gérald Antoine et Robert Martin (dir.), CNRS Éditions, Paris, 1999, pp. 577-600.
[7] Chevalier, Jean-Claude, cité dans, « La grammaire entre théorie et pédagogie », Le français aujourd'hui, vol. hs01, no. 5, 2011, pp. 9-20.
[8] Cuq, Jean-Pierre, Une introduction à la didactique de la grammaire en français langue étrangère, Didier/Hatier, Paris, 1996, p 05.
[9] Cuq, Jean-Pierre, Dictionnaire de didactique du francais langue étrangère et seconde, CLE International, Paris, 2003, p 117.
[10]Cohen-Azria, Cora, « Enseignement », In : Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques Reuter et al., El Midad Editions, Alger, 2011, p. 95.
[11]Vargas, Claude, « La création des savoirs à enseigner en grammaire : de la recomposition à la reconfiguration», 2004, Article disponible sur : http://www2.lpl-aix.fr/~fulltext/2676.pdf
[12] Pellat, Jean-Christophe, « Didactique de la grammaire en français langue étrangère : la cohérence des savoirs à enseigner, In: Revue Scolia (Sciences Cognitives, Linguistiques et Intelligence Artificielle), N°21, 2007, pp. 119-132.
[13] Elalouf, Marie-Laure , « La didactique de la grammaire dans 20 ans de la revue Repères”, In : Repères [Online], 46 | 2012, disponible sur :http://journals.openedition.org/reperes/86; DOI: https://doi.org/10.4000/reperes.86
[14] Vargas, Claude et Grossmann, Francis, cités par, Elalouf, Marie-Laure, Ibid.
[15] Jean-Pierre Cuq, Une introduction à la didactique de la grammaire en français langue étrangère, opcit, p 41.
[16] Ibid.