2. Problématique de l’enseignement de la grammaire
L’enseignement de la grammaire a toujours fait partie des préoccupations majeures des spécialistes en didactique du FLE. Il a fait l’objet de nombreuses révisions et remaniements et cela depuis la mise en place de la méthodologie directe au début du 20ème siècle. Dans leur livre « Le point sur la grammaire », Claude Germain et Hubert Séguin estiment que « le temps parait maintenant venu d’exposer ce que nous entendons par grammaire. Cela nous amènera à établir des distinctions qui permettront de mieux saisir les enjeux de l’apprentissage de la grammaire d’une L2. »[1] Dans cette optique, il faudra d’abord s’interroger sur la grammaire envisagée au sein d’un processus d’enseignement/apprentissage.
Pour les deux auteurs, la grammaire est, dans la perspective citée, « la connaissance intériorisée que possède l’usager d’une langue. Il s’agit d’une forme de compétence : la compétence grammaticale. Se représenter la grammaire comme une forme de connaissance intériorisée pose de prime abord toute la question du mode d’accès à ce type de connaissance. »[2]
Ce mode d’accès n’a cessé de susciter l’intérêt des enseignants de FLE. En effet, « la grammaire, grammaire qui, telle qu’elle est présentée, entre autres, dans les programmes scolaires actuels, […], est pour beaucoup d’enseignants le « point noir » de la profession […], et cela, à tous les niveaux du cursus, du primaire à la préparation aux concours d’enseignement, sans oublier la formation des futurs enseignants. »[3]
Ce malaise éprouvé par les enseignants a pour origine de nombreux facteurs de natures très diverses. On peut évoquer ici la formation des enseignants, leurs insuffisances linguistiques, les contenus d’enseignement, les problèmes liés à la transmission des connaissances ainsi que les modes de transmission de ces connaissances.
2-1- La formation des enseignants
Toute formation des enseignants relève d’un projet éducatif d’ensemble qui implique des institutions scolaires mais aussi universitaires. Ce projet a pour ambition la formation et la professionnalisation au métier d’enseignant dont le domaine « relève à la fois des sciences du langage (la didactique des langues) et des sciences de l’éducation (la didactique des disciplines, les théories de l’apprentissage, l’évaluation, la psychologie, la sociologie, etc.).» [4]
L’objectif de la formation est donc de transmettre des connaissances académiques relatives aux disciplines citées plus haut et de construire aussi des savoirs professionnels qui se font, en partie, par la résolution des problèmes et des contradictions que les praticiens de l’enseignement affrontent au quotidien.
Nous avons évoqué plus haut le malaise ressenti par les enseignants du FLE concernant l’enseignement de la grammaire. Nous allons dans ce qui suit évoquer un certains nombre de réflexions et de constats qui vont nous permettre de comprendre, même d’une faible lueur, ce malaise plus au moins généralisé chez les enseignants et qui se rapporte, entre autres, à leur formation initiale et continue.
Bruno Hubert estime qu’ « il existe un malaise dont l’origine vient d’une certaine conception de la grammaire et de son enseignement, conception peu analysée, liée à la scolarité des enseignants ; ceux-ci trainent avec eux un souvenir d’écolier où la grammaire est une matière confuse qui ne se « réfléchit » pas, où les réponses sont en vrai-faux […], souvenir qui les « bloque » dans leur enseignement : ils ont peur de se tromper. Ceci me conduit à adopter, en formation, une démarche dont l’objectif est d’amener les futurs professeurs à rompre avec ce souvenir d’élève et à s’autoriser à réfléchir sur la langue et les descriptions qui en sont données. Cette démarche, selon moi, a nécessairement une incidence sur la manière qu’ils auront d’enseigner et de « faire » de la grammaire. Une autre hypothèse est que l’observation de classes ou de groupes d’élèves dans des activités de travail sur la langue devrait fournir des « idées » aux futurs enseignants sur la façon de modifier l’enseignement de la grammaire.[5]
Danielle Coltier, Isabelle Audras et Jacques David évoquent, dans leur article « Enseignement de la grammaire : contenus linguistique et enjeux didactiques », le même malaise mais sous d’autres angles, ceux du manque de maitrise des notions grammaticales, des incertitudes relatives aux finalités de l’enseignement de la langue et des modes de traitement et de transmission des « savoirs » grammaticaux :
« Ce sentiment d’insécurité dans le cas de l’enseignement de « la » grammaire est souvent vécu comme la conséquence, d’abord, d’un manque de maitrise personnel. Manque de maitrise des notions grammaticales, au plan linguistique, d’une part ; le malaise étant, nous semble-t-il, accentué par une certaine image que l’on peut avoir de « la » grammaire, celle d’un savoir absolu qui ne se discute pas ou, comme le dit […]
B. Hubert, « qui ne se réfléchit pas » : on sait ou ne sait pas. Manque de maitrise, d’autre part, des modes de traitement et de transmission des « savoirs » grammaticaux : comment faire la grammaire avec les élèves ? »[6]
Ils ajoutent :
« Ce sentiment d’insécurité tient aussi aux incertitudes relatives aux finalités de l’enseignement de la langue : pour quoi (en un ou deux mots) faire de la grammaire (de « phrase » ou de « texte ») ? La réponse est souvent liée à la construction d’un métalangage (ou d’une métalangue) et à la maitrise des catégories grammaticales les plus usuelles : autrement dit, à un ensemble de connaissances sur le fonctionnement de la langue susceptible d’apporter aux élèves un gain en termes de performance pour la compréhension et la production des textes (écrits et oraux), et de rationalité pour le développement de raisonnements cohérents. Or la réponse ne convainc pas ; et l’on ne sait plus très bien pourquoi, au fond, on enseigne et fait apprendre tout cela. »[7]
De son coté, Yves Martineau dresse un ensemble de constats relevés par des spécialistes sur les insuffisances observées lors de la formation des enseignants. Ces insuffisances ont été constatées au niveau des contenus disciplinaires dans les programmes universitaires de formation des enseignants et les connaissances grammaticales que les futurs enseignants doivent maitriser.
« Les critiques au sujet du contenu disciplinaire dans les programmes universitaires de formation des enseignants sont d'ailleurs nombreuses. Selon Beaudet et al. (2003), les enseignants recevraient ({ [... ] une formation de base en contenus disciplinaires de moins en moins solide» (2003, p. A9). Bourgault (2002), pour sa part, considère que les cours de pédagogie et de didactique occupent trop de place au détriment de la maitrise de la matière à enseigner. Enfin, selon Gould (2002), l'intention de départ lors de la réforme du curriculum, qui était de focaliser sur les matières de base, a été ({ éclipsée », de telle sorte que ({ [... ] dans le programme de baccalauréat en enseignement secondaire, l'étude de la discipline représente la portion congrue» (p. 160) ».[8]
Il ajoute :
« Au cours de notre réflexion, nous en sommes venus à nous questionner plus précisément sur l'état de nos connaissances grammaticales en tant que futur enseignant de FL2. Nous avons alors découvert que plusieurs études s'étaient déjà intéressées aux connaissances grammaticales de futurs enseignants d'anglais L1, dont Cajkler et Hislam (2002), Chandler, Robinson et Noyes (1988), Williamson et Hardman (1995), et Wray (1993). Quant à Andrews (1999a) et Morris (1999, 2002, 2003), ils se sont consacrés aux connaissances grammaticales de futurs enseignants d'anglais L2. En résumé, les auteurs concluent que les participants présentent de sérieuses lacunes sur le plan grammatical. Par exemple, plusieurs d'entre eux ne parviennent pas à identifier correctement la classe grammaticale ou la fonction d'un énoncé donné. Dans des tâches d'explication grammaticale en anglais L2, de futurs enseignants d'anglais L2 ont obtenu de 11 % à 27 % dans l'étude d'Andrews (1999a), alors que d'autres présentaient des résultats qualifiés de catastrophiques pour la moitié des items du test initial de l'étude de Morris (2002). Ces résultats ne sauraient bien sûr être généralisés à de futurs enseignants de FL2, étant donné que le français et l'anglais présentent des caractéristiques différentes à plus d'un égard. Comme nous n'avons pas trouvé d'étude qui aurait déjà mesuré l'état des connaissances grammaticales de futurs enseignants de FL2, il nous paraissait important de combler cette lacune. »[9]
Marguerite Altet définit l’enseignant comme « une personne autonome dotée de compétences spécifiques, spécialisées, qui reposent sur une base de savoirs rationnels, reconnus, venant de la science, légitimés par l'Université [et/ou] de savoirs explicités issus des pratiques ».[10]Cette définition propose deux voies[11] qui sous-tendent deux conceptions de la formation :
- La première organise la formation comme une succession d’acquisition de savoirs, en commençant par des savoirs plus ou moins théoriques et en terminant par l’exercice du métier dans la classe : les savoirs sont supposés permettre à l’enseignant formé d’analyser les situations d’enseignement et de choisir des solutions pédagogiques pertinentes.
- La seconde conçoit la formation comme concomitante à l’exercice sur le terrain selon des modalités où les savoirs théoriques se construisent en articulation avec les savoirs d’action dans une configuration particulière.
Cette double conception de la formation va nous servir de jalon pour mieux aborder les types de formation pour le métier d’enseignant de FLE. Pour ce faire, nous partons du constat suivant : « En effet, on s’est rendu compte que, même avec une formation initiale volumineuse, le futur enseignant n’avait pas le viatique suffisant pour toute sa carrière ».[12] Ce qui nous amène à dire que la formation initiale (universitaire) ne prépare pas suffisamment les futurs enseignants à prendre en charge des classes. Cette formation ne répond donc, comme le souligne Corinne Weber[13], que partiellement aux finalités professionnelles.
Dans cette optique, Louis Porcher parle de « l’allongement de la formation »[14] en estimant que la formation initiale met, certes, en évidence la compétence académique, c’est-à-dire le savoir dans la matière considérée (ici une langue), mais ces savoirs progressent et évoluent notamment quand il s’agit de la théorisation de la pratique professionnelle dans une discipline issue directement « du monde tel qu’il est en dehors de l’école et dont la maitrise par l’élève s’applique directement, telle quelle aussi, à une réalité dans laquelle tout le monde vit quotidiennement [15]».
La formation à la pratique professionnelle vise donc le développement des compétences qui ne se limitent pas aux contenus mais aussi à la manière de les enseigner en prenant en compte les réalités d’un terrain en perpétuelle évolution. L’allongement de la formation est devenu dans ce sens plus que nécessaire.
2-1-1- La formation initiale
D’après les conceptions de la formation formulées plus haut, la formation initiale repose sur la combinaison de deux types d’acquisition : celle des savoirs théoriques visant la maitrise des contenus disciplinaires et celle des savoirs relatifs à l’exercice du métier consolidée par une formation pratique intégrée. La formation initiale doit donc développer les principales connaissances[16] liées :
- à la maitrise du contenu disciplinaire ;
- au programme et matériel disponibles ;
- aux élèves ;
- aux stratégies générales d’intervention pédagogique ;
- au contexte éducationnel.
Dans le cadre de la formation initiale en langues étrangère, les futurs enseignants de tous les paliers du système scolaire reçoivent un enseignement théorique et pratique ayant rapport avec la langue en question, à la culture qui y est associée et aussi à la pédagogie et les pratiques de la classe.
2-1-2- La formation continue
La formation continue est centrée à la fois sur les aspects pédagogiques et disciplinaires et prend en considération les qualités organisationnelles et relationnelles des enseignants. « En effet, en participant activement à sa propre formation par l’analyse et la théorisation de sa pratique professionnelle, le praticien comprend sa pratique, la formalise, la compare, l’analyse, la régule et la fait évoluer selon les besoins de ses élèves qui peuvent être différents d’une académie à l’autre, d’un établissement ou d’une classe à l’autre [17]».
Plusieurs enquêtes ont été mené auprès des enseignants de FLE en Algérie et ont toutes montré l’intérêt que les enseignants éprouvent pour la formation continue, mais ils se plaignent de l’environnement étroit dans lequel ils évoluent. Le travail effectué toujours dans le même cadre n’aide en rien l’acquisition de nouvelles connaissances et ne favorise pas l’ouverture d’horizons nouveaux.
C’est pourquoi, ils proposent des ouvertures plus larges (stages, séminaires, colloques) avec la participation de l’université et des écoles spécialisées (ENS). Les séminaires et les journées d’études sont régulièrement organisés par l’université mais les enseignants des différents paliers de l’école n’y sont souvent pas impliqués. Ce constat n’est pas en faveur du progrès de l’enseignement du FLE comme l’expliquent Henri Besse et Robert Galisson :
« L’information ne circule pas dans ce grand corps, que théoriciens et praticiens ne parlent pas le même langage et ne livrent pas le même combat, donc qu’à court terme, il ne faut pas espérer de progrès décisif pour l’enseignement des langues étrangères […]. En effet, quand les théoriciens font de la recherche en chambre et sont aveugles aux réalités scolaires, quand les praticiens se murent dans des attitudes fossiles ou livrent des combats d’arrière-garde, quand tous ceux qui devraient s’unir s’ignorent, il n’y a pas lieu d’être optimiste pour la discipline qu’ils servent,…ou plutôt qu’ils desservent [18]».
En effet, à coté du didacticien praticien qui est souvent l’inspecteur, le conseiller pédagogique ou le professeur formateur, doivent désormais intervenir également les didacticiens théoriciens qui sont les enseignants universitaires afin d’espérer, comme le soulignent les auteurs, des progrès décisifs pour l’enseignement des langues étrangères.
[1] Germain, Claude et Séguin, Hubert, Le point sur la grammaire, CLE International, 1998, Paris, p. 31
[2] Ibid, p.32.
[3] [3] Coltier, Danielle ; Audras Isabelle et David, Jacques, « Enseignement de la grammaire : contenus linguistique et enjeux didactiques », In : Le français aujourd'hui, 2016/1 (N° 192), p. 03-14, document disponible sur : https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2016-1-page-3.htm
[4] Cuq, Jean-Pierre et Chnane-Davin, Fatima, « Formation des enseignants au français langue étrangère et seconde : Université et IUFM, deux mondes provisoirement cloisonnés », Actes du Colloque : « Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire des enseignants ? », IUFM Nord-Pas de Calais, 2007.
[5]Hubert, Bruno, « Formation des enseignants : le casse-tête de la grammaire. D’une recherche clinique dialogique à un nouveau dispositif de formation-recherche », Le français aujourd'hui, 2016/1 (N° 192), p. 117-132, document disponible sur : https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2016-1-page-117.htm
[6] Coltier, Danielle ; Audras Isabelle et David, Jacques, op.cit.
[7] Ibid.
[8] Martineau, Yves, « La grammaire et son enseignement: connaissances grammaticales et représentations de futurs enseignants de français langue seconde », mémoire présenté comme exigence partielle de la maitrise en linguistique, concentration didactique des langues, Université du Québec à Montréal, juin 2007, p. 18.
[9] Ibid.
[10] Altet, Marguerite, « Les compétences de l'enseignant professionnel. Entre savoirs, schèmes d'action et adaptation : le savoir-analyser". », In, In Paquay et al. Former des enseignants professionnels, De Boeck Supérieur, 3ème édition, Bruxelles, 2001, pp. 27-40.
[11] Cros, Francoise et Bolon, Jeanne, Extrait de l’introduction, « Les enseignants recrutés sans formation initiale : Quels enjeux? Quelles réponses ? », In, Actes du séminaire international : « La professionnalisation des enseignants de l’éducation de base, 11-15 juin 2007, Centre international d’études pédagogiques, pp. 09-15.
[12] Rayou, Patrick, cité par Cros, Francoise et Bolon, Jeanne, Ibid.
[13] Weber, Corinne, « Cartographie d’ensemble de la situation du FLE : état des lieux et perspectives pour une formation initiale et continue renouvelée », In, Le Français dans le monde. Recherches et applications , Paris, 2007, Formation initiale en FLE : actualités et perspectives, pp.14-24.
[14] Porcher, Louis, L’enseignement des langues étrangères, Hachette Education, 4ème édition, Paris, 2011, p. 91.
[15] Ibid. p. 91.
[16] Benbouzid, Boubekeur, La réforme de l’éducation en Algérie : Enjeux et réalisations, Casbah, Alger, 2009, p.147.
[17] Cuq, Jean-Pierre et Chnane-Davin, Fatima, « Formation des enseignants au français langue étrangère et seconde : Université et IUFM, deux mondes provisoirement cloisonnés », Actes du Colloque : « Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire des enseignants ? », IUFM Nord-Pas de Calais, 2007.
[18] Besse, Henri et Galisson, Robert, Polémique en didactique du renouveau en question, CLE International, Paris, 1980, p. 10.